Clair-Obscur


Ce roman est une reprise de la catégorie "Mon histoire" de ce qui fut le blog De l'autre côté du miroir, les confessions d'un vampire. Il se situe dans l'univers de La Main du Commandeur, que je recommande vivement de lire en premier pour ne pas vous en gâcher les surprises.

A l'exception des deux dernier chapitres, Clair-Obscur est également disponible sous d'autres formes, gratuitement sauf le livre papier (payant pour les frais d'impression et de port):

Copyleft! Copyright © 2010 Laurence Colombet alias Laura Dove. Cette œuvre est libre; vous pouvez la redistribuer et la modifier selon les termes de la licence Art libre.


Table des matières

  1. Introduction
  2. Préambule
  3. Mes origines
  4. Frustration
  5. La Révélation
  6. A la recherche des vampires
  7. Légendes et Réalité
  8. Politique et Vaines Enquêtes
  9. Si près du but…
  10. Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer
  11. Le Vampire
  12. L'Enseignement d'Antoine Curone
  13. Deuxième Soir
  14. Les Vampires et la Foi
  15. L'Inévitable Question
  16. Le Vampire et la Peste noire
  17. Souvenirs dorés…
  18. La Décision
  19. La Communion ou l'Abandon de soi
  20. Préparation
  21. Voyage sans retour
  22. Derniers Préparatifs
  23. La Communion de sang
  24. Plongée dans l'âme d'un vampire
  25. Mes premières victimes
  26. Un monde de sensations
  27. Premiers Pas sur la voie du vampirisme
  28. L'Esprit et la Chair
  29. Horreur sanglante, Horreur familière
  30. Naissance d'un nouveau jour
  31. Du vampirisme et de la fierté
  32. L'Heure du départ
  33. Le Vol du papillon
  34. L'Appel de la lumière
  35. Douce chaleur…
  36. Le Phalène et le Flambeau
  37. La Belle et le Vampire
  38. Le Chant des sirènes
  39. Etreinte funeste
  40. Plongée en Enfer
  41. Le Fardeau de la responsabilité
  42. La Loi des conséquences
  43. Châtiment
  44. L'Œil de Caïn
  45. L'Emergence des chasseurs de vampires
  46. Echec et Mat
  47. A la croisée des chemins
  48. Le Commandeur
  49. Mortels et Chasseurs, Vampires et Commandeur

Introduction

Je suis un vampire, un monstre avide de sang humain, et depuis des siècles, je me dissimule au sein d'une humanité inconsciente de ma nature. Mais les temps changent, et aujourd'hui, j'ai décidé de dévoiler la vérité. Entrez, si vous le voulez bien, et découvrez comment, en cette fin de Moyen-Âge, j'ai basculé dans les ténèbres…

Cette nouvelle est une reprise de la catégorie Mon histoire du blog De l'autre côté du miroir, les confessions d'un vampire.

Si ce n'est pas déjà fait, je vous recommande vivement de lire La Main du Commandeur (également disponible sur InLibroVeritas, à l'adresse http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre30061.html) avant ce texte, pour ne pas vous gâcher les surprises du roman.

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Préambule

Maintenant que j'ai (enfin !) appris à me servir d'un ordinateur, j'ai décidé, au mépris de la plus élémentaire prudence, de publier ce journal. C'est un pari risqué. Les chasseurs sont à l'affût de la moindre piste et eux aussi, ils emploient les technologies modernes. Qui sait ? Peut-être êtes-vous l'un d'entre eux, en train de me lire en cet instant même, rêvant de m'éliminer sans autre forme de procès. Il y a seulement quelques années, j'aurais contraint au silence l'insensé qui aurait osé s'offrir une telle publicité et j'aurais discrédité ses écrits.

Mais les temps ont changé. La paranoïa sécuritaire qui se répand au sein de la société humaine nous menace indirectement, mais ô combien sûrement. Mes semblables prennent peur. Cette paix qui me tient tant à cœur, cet équilibre précaire, est plus que jamais menacé. Une nuit viendra où nous serons officiellement découverts, à moins que les plus agités des miens ne déclenchent auparavant la catastrophe en décidant d'asservir l'humanité par prévention. Alors, ce serait la fin de tout ce pour quoi je me suis battu des siècles durant.

C'est pourquoi j'ai créé ce journal et décidé de vous livrer le fond de mon cœur. Je prie d'arriver à vous faire comprendre que nous ne sommes pas vos ennemis. Nous n'aspirons qu'à vivre en paix. Puissé-je au moins, tel Shéhérazade, vous captiver suffisamment par mes récits pour vous dissuader d'attaquer, nuit après nuit…

Mais place à mon histoire.

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Mes origines

Je m'appelle Fabien de Montargy. Je ne connais avec certitude ni le jour, ni l'année exacts de ma naissance – peut-être le 22 avril 1328. Je suis un monstre assoiffé de sang, un vampire, et depuis des siècles, je me dissimule au sein d'une humanité inconsciente de ma nature. Suis-je immortel ? Oui, dans la mesure où ni la vieillesse ni la maladie n'ont d'emprise sur moi. Mais je peux mourir de bien des manières, à commencer par la privation trop longue de sang humain frais et vigoureux.

Comme vous vous en doutez peut-être, je n'ai pas toujours été un vampire. Je suis né dans une famille mortelle, tout comme vous, et j'ai grandi une enfance normale de la petite noblesse médiévale. Mon père était vicomte ; bien qu'il disposât d'une influence politique toute relative, notre richesse nous autorisait une vie confortable.

Cependant, et malgré tout l'amour que j'éprouvais pour mes proches, je ne trouvais pas ma place parmi eux. La chevalerie ne m'attirait pas plus que la gestion d'un domaine, et la chasse à courre ne me plaisait que pour la promenade à cheval qu'elle occasionnait. En réalité, ma seule véritable source d'intérêt résidait dans les quelques manuscrits dont nous disposions et dans les récits de l'érudit qu'abritaient mes parents.

Au Moyen-Age, la curiosité était vue comme un péché, et c'est elle qui devait, bien des années plus tard, me plonger dans la nuit éternelle.

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Frustration

Avec l'adolescence vint le temps où je ne me satisfis plus de nos seuls manuscrits, que je connaissais déjà par cœur pour les avoir trop souvent relus, et de l'enseignement nécessairement limité du clerc, aussi savant fût-il. Les pèlerins et marchands de passage m'enchantaient toujours par leurs récits de pays lointains, mais hélas, leurs visites restaient trop épisodiques à mon goût.

Si j'étais né au XX^e^ siècle, je serais certainement devenu chercheur, et j'aurais intégré un organisme scientifique après de longues études à l'université. Ma vie aurait été simple, bien loin de l'existence de tueur traqué qui est la mienne aujourd'hui. Mais les possibilités n'étaient pas les mêmes au XIV^e^ siècle…

J'aurais certes pu me consacrer à Dieu et entrer dans les ordres. Certains d'entre eux m'auraient permis d'étudier la philosophie ma vie durant. J'aurais même pu, quoique mon père fût contre, aller étudier la médecine ou les arts dans une lointaine université d'Italie. Seulement, cela ne me convenait pas. Ce que je voulais vraiment, c'était découvrir “tout” ce que le monde recelait de secrets, y compris et surtout ceux que même les plus instruits ignoraient.

Un jour que j'étais d'une humeur particulièrement massacrante, j'allai trouver notre érudit pour le sommer de me donner une solution, ou peut-être simplement pour me défouler sur le dos du malheureux.

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La Révélation

Je dois admettre que j'étais un jeune homme impulsif, égocentrique, et très imbu de lui-même. Je me rendis donc auprès du sage et l'interrompis sans ménagement au beau milieu de ses études.

« Eh bien, lui lançai-je dès le pas de la porte, qu'as-tu de nouveau à m'apprendre aujourd'hui que je ne connaisse déjà ? »

En vérité, nous parlions l'ancien français à l'époque, et même plus précisément l'un des innombrables patois qui pouvaient s'entendre sur le territoire de France. Mais je préfère sacrifier l'historicité à l'intelligibilité, j'espère que les plus cultivés d'entre vous ne m'en tiendront pas rigueur.

« Fabien, répondit-il de son éternelle voix patiente, veux-tu étudier les Evangiles avec moi ? Les textes sacrés élèvent l'âme et permettent de s'approcher toujours plus près de Dieu. »

Je chassai la proposition d'un geste impatient.

« Ne te moque pas ! C'est le monde qui m'intéresse, et tu le sais fort bien. Dis-moi au moins, si tu es ignare, si nos parchemins sont trop rares et si mon père veut me garder auprès de lui pour me convaincre d'entrer dans la chevalerie, il doit bien exister en ce monde des êtres à avoir déjà exploré le royaume de Dieu ? Les sorciers seraient sûrement plus savants que toi, ou peut-être devrais-je en appeler aux esprits errants ou même aux démons ! »

C'était pure provocation de ma part, et il objecta précipitamment :

« Les sorciers ignorent les principes de leur propre magie ; quant aux esprits, ils sont inconstants et dépourvus de mémoire. Et garde-toi des démons, qui te damneraient sans accéder à ta requête ! Les seuls qui, peut-être, disposent de cette connaissance qui te tente tellement… »

Je me mis à trembler d'excitation.

« Alors ? Poursuis ! »

Il hésita, le regard plein d'angoisse.

« Je ne peux pas… C'est un sombre savoir qui pourrait te mener à ta perte… »

Il se signa, ce qui eut pour effet de redoubler ma colère. J'avoue à ma grande honte l'avoir secoué plus qu'il ne l'eût mérité.

« Parle ! Qu'est-ce que tu attends, stupide vieillard poussiéreux ! »

C'est alors qu'il me révéla à contrecœur ce qui devait changer à jamais le cours de ma vie : l'existence d'immortels buveurs de sang.

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A la recherche des vampires

Après cette entrevue avec le lettré, je me mis frénétiquement en quête d'un vampire apte à m'enseigner son savoir accumulé au cours des siècles. Le vieil homme m'avait dit tout ce qu'il savait, c'est-à-dire bien peu, et je dus apprendre par moi-même à extraire un brin de vérité de l'écheveau des superstitions. Mes premiers espoirs se soldèrent vite par des déceptions cuisantes : les vampires étaient – et sont toujours, en proportion de la population mortelle – très rares, et les moyens de communication réduits.

Les mois passèrent, puis les saisons, sans que je pusse découvrir la moindre piste exploitable. J'enrageais à l'idée de passer ma vie entière à poursuivre une chimère pour mourir sans jamais l'avoir atteinte ; néanmoins, je ne me décourageais pas. Quelqu'un de plus sage eût sans doute dit que je gâchais ma jeunesse à m'entêter de la sorte, mais en vérité, je menais une existence plutôt normale, conservant pour mon for intérieur mes rêves et mes échecs.

Avec le recul, je pense avoir fait preuve de sagesse en ne révélant mes recherches à personne. Bien qu'il tentât à plusieurs reprises de me détourner de mon objectif, l'érudit également gardait le silence aussi complètement que s'il eût été mon confesseur – à qui, d'ailleurs, je n'avais osé parler de mon désir de m'acoquiner avec des êtres “maléfiques”, de peur qu'il ne me vouât aux flammes de l'Enfer.

Le temps s'écoulait, la vie suivait son cours, et rien ne me permettait de croire que je finirais par voir un jour mes efforts récompensés. Mais j'étais obstiné. Je me demande parfois si ce n'est pas le seul point sur lequel je n'ai pas changé.

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Légendes et Réalité

Vous vous demandez de quelle manière je procédai dans ma quête des vampires, alors que je ne savais guère d'eux que leur existence elle-même ?

Eh bien, je n'avais évidemment pas accès à l'époque à toutes les sources d'information modernes auxquelles vous, enfants du XXI^e^ siècle, pouvez être habitués. Ajoutez à ce premier obstacle notre méconnaissance des lois de la nature, en particulier sur l'origine des maladies et des phénomènes de contagion, et vous devinerez vite que j'avançais pour ainsi dire en aveugle.

Vous devez comprendre qu'au Moyen-Age, nous croyions fermement aux vampires, autant qu'aux anges et aux démons, aux sorciers, aux fées, aux fantômes et aux dragons. Je veux dire par là que dans notre esprit, ils étaient tous aussi réels que la terre sous nos pieds. A la lumière de mon expérience, j'ai tendance à considérer que nous n'étions pas plus dans l'erreur que vous aujourd'hui quand vous rejetez tout cela en bloc… Mais nous nous faisions, en tout cas sur les vampires, une idée bien différente de la réalité. De nos jours encore, dans les régions les plus reculées d'Europe centrale, des villageois déterrent les morts, mutilent leur cadavre et l'incinèrent pour faire cesser une “épidémie de vampirisme”.

Or l'érudit m'avait appris que, contrairement aux rumeurs populaires, les buveurs de sang étaient supérieurement rusés – ce qui est faux, mais moins que de croire le contraire, – qu'ils restaient rarement longtemps au même endroit, qu'ils étaient plus rapides que le vent, et d'une force inouïe, et qu'ils ne redoutaient rien d'autre que le feu et le soleil, pas même le pouvoir de l'Eglise. Il en avait d'ailleurs conclu que Dieu devait les laisser hanter la Terre pour punir les hommes de leurs fautes.

J'avais en outre été prévenu qu'ils pouvaient sentir une présence humaine à plus de cent pas, et qu'ils avaient la faculté de lire dans les esprits et d'y imposer leur volonté – autres interprétations erronées de phénomènes bien réels. Enfin, et le plus important : les vampires étaient sensibles à la raison. Il était possible de leur parler et, malgré le péril qu'ils représentaient, de survivre à une rencontre, si l'on parvenait à leur plaire.

C'est donc fort de ces maigres informations que je me mis à la tâche.

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Politique et Vaines Enquêtes

Au début de mes investigations, je péchai par excès d'enthousiasme. J'entrepris d'aller interroger nos serfs, prétextant auprès de mon père que je souhaitais me charger de leurs doléances. Tout en se désolant que je continuasse à dédaigner les honneurs de la chevalerie, il se réjouit de me voir endosser les responsabilités qui seyaient à un seigneur : au moins, cet obstacle-là me fut épargné. Mais évidemment, aucun de nos serfs n'avait jamais aperçu un vampire, hormis peut-être en songe, et après plusieurs désillusions, je dus finir par reconnaître que mes recherches s'annonçaient bien plus ardues que ce que je m'étais imaginé.

J'élargis alors mon champ d'action à toute la région. Sous couvert de gérer les relations de bon voisinage ou de collecter les taxes, je partais sur les routes dès que l'occasion se présentait. Je me passionnai pour les chants des trouvères – ou plutôt pour les récits qu'ils colportaient à la faveur d'un verre de vin, – me mêlai aux vilains et aux bourgeois et déliai leurs langues grâce à des cadeaux choisis, confortai nos vassaux et flattai nos suzerains. Et lors de chaque rencontre, je restais bien sûr à l'affût de la moindre rumeur susceptible de trahir des événements d'origine vampirique.

J'eus également l'occasion de mettre en pratique le maniement des armes pour repousser brigands ou pillards, avec un certain succès malgré mon jeune âge. Déjà à l'époque, mes méthodes étaient efficaces quoi que pas toujours très orthodoxes. Mon père eût été choqué s'il avait connu les détails de mes victoires.

J'appris ainsi la diplomatie et le combat, contribuai à maintenir la paix sur nos terres et avec les seigneurs voisins, et, je dois dire, renforçai quelque peu notre influence politique locale. Mais de vampires, point.

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Si près du but…

Une fois cependant, je dénichai une piste sérieuse. Comme souvent, je m'étais installé dans une taverne et j'avais offert copieusement à boire à un paysan à l'air loquace. Au cours de la discussion, il lâcha que les habitants d'un hameau un peu plus éloigné vivaient dans la peur depuis plusieurs semaines, car au moins quatre d'entre eux avaient été enlevées à la nuit tombée et leur corps retrouvé par la suite à moitié dévoré par les bêtes sauvages.

« L'étranger, moi j'vous dis qu'c'est l'étranger. » marmonna-t-il à plusieurs reprises, visiblement effrayé à la simple idée d'en parler à haute voix.

A force de patience – ma longue quête m'avait au moins enseigné cela, – je réussis à lui soutirer que ce mystérieux étranger avait élu domicile dans la forêt avoisinante un mois auparavant. L'inconnu à l'allure de vagabond n'avait été aperçu que le soir, et portait toujours une capuche qui dissimulait en grande partie son visage.

Très excité mais sur mes gardes, j'entrepris dès le lendemain de me rendre sur place. Là, les langues se délièrent, les malheureux voyant en moi leur sauveur. J'ignorais, à vrai dire, ce que je ferais du coupable une fois que je l'aurais débusqué ; allais-je conclure un pacte avec un pendard qui s'attaquait à d'innocents villageois ? Une chose était certaine, en tout cas : l'être n'était pas humain, la force herculéenne transparaissant derrière les récits des témoins l'attestait. Aidé des plus courageux hommes des environs, j'organisai des battues dans les bois jusqu'à retrouver la cabane où l'individu s'abritait.

Mais je n'eus jamais à choisir entre mon désir de rencontrer des vampires et ma morale. Le suspect avait disparu sans demander son reste quelques jours auparavant, et ne revint jamais – je m'en assurai régulièrement par la suite. Aujourd'hui encore, j'ignore s'il s'agissait effectivement d'un vampire, ou d'un type différent de créature surnaturelle.

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Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer

Comme j'espère l'avoir fait transparaître dans les chapitres précédents, cette période de ma vie s'écoula finalement sans grands heurts. J'ai déjà évoqué que mon père me destinait à la chevalerie, en les valeurs de laquelle il croyait beaucoup plus que bien d'autres seigneurs de l'époque, mais, évidemment, j'avais de tout autres aspirations. Ces divergences nous occasionnèrent plus d'une dispute.

A la longue, il admit cependant qu'il ne me ferait jamais changer d'avis et ne tenta plus de me convaincre directement, d'autant que mes frères lui donnaient plus ample satisfaction, mais je réalise que ses idées m'ont durablement marqué. Malgré nos querelles et notre incompréhension réciproque, je crois qu'il m'aimait profondément. Je regrette de ne pas l'avoir mieux connu, et quand je repense au sort qui l'attendait, et tous mes proches avec lui… La mémoire d'un vampire est lourde de ses erreurs tragiques et du souvenir des êtres chers perdus à jamais.

Pour en revenir à ces années d'une bienheureuse insouciance, ce fut à cette époque que je découvris les douceurs de la compagnie féminine entre les bras de femmes de petite vertu, de l'une ou l'autre de nos servantes et même de roturières hardies lors de mes pérégrinations. Je restais pourtant relativement sage pour deux raisons. La première, vous la connaissez déjà : la connaissance intellectuelle m'attirait davantage que les plaisirs de la chair. Quant à la seconde, elle se nommait Eléonor de la Fontaine aux Lys, fille cadette d'un vicomte voisin.

Depuis que je l'avais croisée par hasard au cours de mes recherches, je ne parvenais jamais à l'ôter totalement de mon esprit. Sa beauté exquise et son esprit vif lui valaient nombre prétendants, dont je fis bientôt partie, mais pour mon plus grand malheur, ses qualités allaient de pair avec une profonde indifférence pour la gent masculine. Je tentai à d'innombrables reprises de la séduire, sans plus de succès que pour mon autre quête.

Je quittais doucement l'adolescence pour entrer dans l'âge adulte et, opiniâtre, continuais à rechercher en vain des vampires. Mais le destin ne pouvait indéfiniment repousser l'échéance. Une nuit de l'an 1347, je finis par rencontrer enfin un de ces êtres dont j'espérais tant.

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Le Vampire

Cette date-là, je la connais : nous étions le 5 novembre 1347 au soir. Comme souvent quand je n'étais pas en chasse d'une rumeur de présence vampirique, je m'étais installé dans le bureau du vieil érudit pour étudier pour la énième fois un de nos manuscrits à la lueur des bougies. Avec l'heure tardive, l'ennui et la fatigue avaient eu raison de moi, et je m'étais assoupi.

Je m'éveillai soudain en percevant une présence toute proche : un homme se penchait au-dessus de mon épaule pour examiner le parchemin que j'avais abandonné en m'endormant ! Je crois que je poussai un glapissement de terreur, mais il se contenta de hocher la tête avec appréciation :

« Tu as de bonnes lectures, Fabien de Montargy. »

Me forçant à reprendre le contrôle de mes émotions, je rétorquai :

« Qui êtes-vous ? Que faites-vous chez nous ? »

Je connaissais déjà la réponse, bien sûr. J'avais immédiatement compris que l'inconnu était, devait être, ne pouvait être qu'un vampire. Il s'assit, sans doute pour se donner l'air inoffensif.

« N'aie donc pas si peur, je ne te ferai aucun mal. Je t'étudie depuis plusieurs semaines. Je sais pourquoi tu nous cherches, et je suis tout disposé à devenir ton précepteur – si tu le souhaites toujours, bien entendu. »

Je ne pouvais nier mon excitation grandissante mais restai coi, profitant de ces quelques secondes pour l'observer et réfléchir intensément. Un voile de déception assombrit son visage.

« Dans le cas contraire, poursuivit-il, tu n'as qu'un mot à dire et je partirai. Tu n'entendras plus jamais parler de moi. »

Je repoussai ma crainte. Je n'avais pas espéré si longtemps cette rencontre pour la gâcher par pusillanimité, que diable !

« Restez, je vous en prie, et bienvenue sur le domaine de Montargy. Veuillez me pardonner mon impolitesse. »

Un large sourire étira ses lèvres. Les dés étaient jetés.

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L'Enseignement d'Antoine Curone

Il y a de cela six cent cinquante-huit ans et huit mois, à l'âge de dix-neuf ans et demi, je venais donc de voir entrer dans ma vie un vampire. Il ne m'enleva pas aux miens pour me transformer contre mon gré, ni ne m'entraîna dans une sordide machination pour s'approprier notre domaine. Non, il ne fit rien d'amoral, rien de néfaste ou malveillant. Comme n'importe quel être humain, il s'excusa de s'être introduit chez moi sans mon autorisation et se présenta.

Il s'appelait Antoine Curone, francisation de son nom car il était né au temps de la splendeur de l'empire romain. (Avant le Christ ! J'en étais tout étourdi.) Il m'expliqua la raison de son intérêt pour moi : dans la tradition des philosophes antiques, il recherchait des disciples pour leur transmettre sa sapience.

Pendant les siècles de son existence, Antoine avait parcouru le monde, s'arrêtant de-ci de-là à la faveur d'une rencontre avec un esprit vif. Mais il regrettait que les mortels de notre époque fussent si imprégnés de religion qu'ils en perdaient leur capacité à remettre en cause leurs convictions. Il espérait que moi, le jeune homme qui osait braver tous les tabous en recherchant des vampires, je pusse enfin lui offrir des débats dignes de ce nom. Avait-il eu l'intention de faire de moi son semblable quand il avait pris la décision de se montrer à moi ? Je l'ignore et ne me préoccupai jamais de le lui demander quand je l'eusse pu. Mais cela importe peu : le fait est qu'il n'aborda pas la question, et moi non plus.

Pendant notre discussion – qui tournait, je dois l'avouer, plutôt au monologue d'Antoine, perturbé que j'étais que mon rêve fût devenu réalité, – je l'examinai à loisir. Son physique pouvait sans difficulté le faire passer pour un italien fuyant le soleil et vaguement malade. A première vue, son apparence ne le distinguait pas d'un mortel. Pourtant, quelque chose clochait dans son visage. Je finis par identifier l'origine de cette impression étrange : ses cheveux blancs et la longue expérience de la vie révélée par son regard contredisaient la fermeté dépourvue de rides de sa peau. Quand les premiers l'identifiaient comme un très vieil homme, ses traits lui donnaient au plus trente-cinq ans. Je remarquai également à la longue un léger accent. C'était subtil, et difficilement identifiable, mais quelque chose dans sa manière de parler trahissait des origines étrangères inhabituelles.

D'autres indices ténus caractérisaient son vampirisme, comme je le notai au fil du temps. Ses gestes étaient trop rapides, trop précis pour un être humain. Il oubliait parfois de cligner des paupières quand il s'enflammait, donnant involontairement à son regard une fixité et une intensité assez dérangeantes, et ne reprenait sa respiration que pour pouvoir parler. Et, par moments, je pouvais distinguer deux longues canines supérieures évoquant les crocs d'un loup. Malgré tout, un observateur inattentif n'eût jamais deviné sa véritable nature sans s'en être préalablement douté.

Nous conversâmes presque toute la nuit. De mon côté, j'avais peine à croire à ma chance, et quant à Antoine, il était ravi d'avoir trouvé en moi une oreille aussi complaisante. Je dormis jusqu'à tard le lendemain, ce qui conduisit mes proches à me croire malade. Je ne fis rien pour les détromper.

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Deuxième Soir

Après une journée occupée à dissimuler mon trouble à ma famille et plus particulièrement à notre érudit – pour tout dire, je l'évitai, c'était encore le plus simple, – je retrouvai en secret Antoine dès le lendemain soir et le harcelai des innombrables questions qui avaient éclos dans mon esprit depuis la veille. Peut-être serez-vous surpris d'apprendre que presque aucune ne le concernait personnellement, mais il faut vous rappeler qu'à l'époque, je ne brillais pas par mon attention pour autrui.

Je l'interrogeai donc sur les vampires et plus encore sur l'univers dans lequel nous vivions, posant des questions naïves telles que : « Etes-vous déjà allé jusqu'à bout du monde ? » ou encore : « La foudre est-elle la manifestation de la colère du Tout-Puissant ? » J'appris ainsi que la Terre était ronde et qu'Antoine ne croyait pas en Dieu. Quand je lui demandai avec un serrement au cœur si, alors, les vampires étaient des créatures du diable, il poussa un long soupir.

« Que vous autres chrétiens êtes fatigants ! Si on ne veut pas de votre Dieu, c'est qu'on est voué au diable, hein ? Dis-moi franchement, est-ce que j'ai l'air démoniaque ?

– Non, admis-je, mais c'est le propre des démons que de tromper par de belles paroles pour mieux nous entraîner dans le sillage de Satan.

– Un point pour toi. Mais nous n'irons pas loin si tu te mets à rejeter par principe tout ce que je te dis. Suis-moi.

– Où donc ? »

Pour toute réponse, il se leva et m'entraîna à la chapelle. Une part de moi était horrifiée à l'idée d'introduire un vampire dans la maison du Seigneur, tandis que le reste brûlait de curiosité quant à ce qui allait se passer.

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Les Vampires et la Foi

A ma plus grande surprise, strictement rien de surnaturel ne se produisit : ni intervention divine, ni ricanement satanique, ni grondement de tonnerre, ni odeur de souffre. La chapelle ne se fissura pas et Antoine ne prit pas feu brusquement sous mes yeux. Il pénétra simplement dans la nef, se signa avec de l'eau bénite, marcha jusqu'au chœur, sauta d'un bond sur l'autel et s'y assit pour me faire face. De mon côté, je n'osais passer le portail. Plusieurs secondes s'écoulèrent, pendant lesquelles je restai paralysé d'effroi… Puis, constatant que la fureur céleste ne voulait décidément pas s'abattre sur nous malgré un aussi impudent blasphème, un fou-rire nerveux menaça de m'emporter et je dus me mordre la langue pour éviter d'ameuter le voisinage.

Après un regard à l'extérieur, j'entrai à mon tour et refermai précautionneusement le battant derrière moi.

« D'accord, reconnus-je à voix basse, vous n'êtes pas démoniaque. Mais partons vite d'ici avant que quelqu'un ne nous surprenne ! »

Il accepta et, après avoir soigneusement effacé tout indice de son passage sur l'autel, me rejoignit tranquillement. Je ne me sentis de nouveau à l'aise que quand nous retrouvâmes notre cachette.

« Bien, reprit-il. Sache donc que si j'ai déjà croisé des anges et des démons, j'ai la certitude qu'ils sont de la même nature que les dieux domestiques auxquels nous croyions ou encore vos lutins, héritiers de nos esprits des bois : des âmes de nos aïeux décédés. J'ai vu de la magie, et je peux t'assurer que ce que vous prenez pour des miracles en fait partie, mais pas trace de votre Dieu.

– Mais qui a créé le monde ? »

Il haussa les épaules.

« Ça, je n'en sais rien. Qui que ce soit, il n'a pas daigné me mettre dans la confidence.

– Et qui a créé les vampires ?

– Je n'en sais rien non plus. Le même qui a créé les hommes, je suppose. »

J'avouai qu'après tout, rien ne me permettait de croire le contraire. Notre discussion se poursuivit quelques temps mais ne dura pas : ce soir-là, Antoine m'abandonna relativement tôt malgré mon insistance. Il voulait m'obliger à conserver un rythme de sommeil normal, mais me promit de revenir nuit après nuit tant que je le désirerais, compensant par la régularité la brièveté de nos rencontres. J'acceptai de prendre mon mal en patience. J'étais jeune, et Antoine avait l'éternité devant lui.

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L'Inévitable Question

Ce fut seulement le troisième soir que j'osai aborder une question qui me brûlait les lèvres. Antoine paraissait en meilleure santé cette nuit-là, et je devinai qu'il avait dû s'alimenter en sang la veille après m'avoir quitté. Quoiqu'aucune rumeur de la journée ne m'eût laissé croire qu'il s'attaquât à des innocents, je préférais en avoir le cœur net.

« Pardonnez mon indiscrétion… » hésitai-je. Je me repris et me forçai à feindre une fermeté dont je ne disposais pas : « Mais si nous devons poursuivre notre relation, je réclame de savoir comment vous subsistez. Je vous préviens que j'entends protéger les honnêtes gens et ne tolérerai nulle attaque injustifiée. »

L'espace d'un instant fort désagréable, je craignis qu'il ne se vexât et me préparai à me défendre dans cette hypothèse. Heureusement, je fus vite soulagé de constater qu'il souriait paisiblement.

« Emporté, mais brave, remarqua-t-il sur un ton de moquerie bienveillante. Ta préoccupation fait honneur à ton rang, et j'y réponds bien volontiers : je prends pour repas les brigands de tout poil ou, s'ils viennent à manquer, je prélève assez peu de sang pour ne pas porter préjudice à ceux dont je me sers ainsi. Rassuré ? »

J'acquiesçai, peu désireux de poursuivre, et nous passâmes à un autre sujet qui me mettait moins mal à l'aise. Par la suite, je prêtai une oreille très attentive aux doléances de nos serfs et aux divers racontars, et je vérifiai dans la mesure du possible la sincérité de ses dires.

Je découvris en revanche quelque chose qui me surprit, mais plusieurs semaines avaient passé entre-temps.

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Le Vampire et la Peste noire

Alors que la terrible peste noire ravageait la France et l'Europe et décimait la région, notre domaine et ses environs restaient miraculeusement épargnés – cela n'avait bien sûr rien d'un hasard. Quand je m'en entretins avec Antoine, il m'apprit les rudiments d'épidémiologie qu'il tirait de sa longue observation du monde et de ses sens vampiriques.

La peste était contagieuse, et elle venait des rats. L'odeur de la maladie trahissait les voyageurs infectés avant même qu'ils ne risquassent de la transmettre à leur tour ; aussi suffisait-il pour tenir à distance l'épidémie de se nourrir sur eux, à condition d'exterminer par ailleurs le plus de rats possible.

Antoine nous protégeait de la sorte depuis le début. Il avait certes menti par omission la troisième nuit, mais je le lui pardonnais bien volontiers : je le connaissais désormais suffisamment pour comprendre qu'il agissait par volonté de nous protéger. Sur ma demande insistante, il promit également de veiller sur la famille de la Fontaine aux Lys.

Supprimer froidement des malades peut sembler bien cruel aujourd'hui, pour vous qui connaissez les antibiotiques et les hôpitaux, mais c'est ce qui nous sauva.

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Souvenirs dorés…

Les jours succédaient aux nuits et chaque soir, j'attendais avec impatience de retrouver Antoine, dont l'érudition ne cessait de me ravir et l'intelligence bienveillante de forcer mon respect. Nos discussions furent l'occasion de m'enseigner les mathématiques, l'astronomie, la rhétorique et bien sûr la philosophie. Malgré son désintérêt pour ce que vous appelleriez aujourd'hui les sciences expérimentales, il accepta de répondre à mes innombrables interrogations, notamment au sujet du monde mystérieux du surnaturel. Ma frustration de n'obtenir que des renseignements incomplets soulevant toujours plus de questions était largement compensée par sa simple présence et la somme de toutes ses autres connaissances.

Pour le reste, je continuais dans la journée à gérer une bonne part des affaires courantes de notre domaine, quoiqu'avec moins de diligence qu'à l'époque de ma quête effrénée. Un espoir motivait en revanche toujours autant mes sorties : finir, enfin, par séduire la belle Eléonor. En vain cependant. Au château, mes relations avec le clerc se distendirent sensiblement. Il finit par deviner que j'avais réalisé mon rêve mais, bien qu'il réprouvât la fréquentation d'un vampire, il ne m'en fit jamais le reproche ni ne chercha à me détourner de lui, et je lui en savais gré ; mais j'avais désormais un enseignant plus apte à satisfaire ma curiosité. Je me demande combien de fois le pauvre homme pria pour le salut de mon âme…

Au fil du temps, l'inquiétude que m'inspirait la proximité d'Antoine disparut totalement, en dépit des détails qui me rendaient son vampirisme plus évident chaque nuit. Malgré tous ses efforts, son regard trahissait parfois sa faim de mon sang. Si par hasard je m'étais légèrement blessé dans la journée, il ne pouvait réprimer un coup d'œil en direction de la plaie et un frémissement des narines. Mais jamais, au grand jamais, il ne m'agressa. Qu'il me rejoignît dans ma chambre ou que nous nous promenassions dans les champs à la faveur de la pleine lune, nous n'échangeâmes que des mots.

En sus de ses enseignements théoriques et pratiques, Antoine Curone m'apprit la tempérance et, je crois, me transmit un peu de sa sagesse. Ainsi s'écoulèrent les années les plus heureuses de toute mon existence.

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La Décision

Deux événements tragiques qui survinrent presque coup sur coup devaient donner à ma vie un tournant inattendu en 1353 : ma sœur cadette périt en couches, et notre frère aîné succomba au tétanos à la suite d'une blessure de chasse moins de deux mois plus tard. Brusquement, je m'angoissai à l'idée de disparaître, quoique je n'eusse encore que vingt-cinq ans et fusse en parfaite santé. En fait, ce n'était pas tant la mort en soi qui m'effrayait que l'idée de m'éteindre avant d'avoir appris tout ce qu'Antoine pouvait m'enseigner. Je ne me souviens plus qui de nous deux aborda le sujet en premier, mais je sais que le soir de l'enterrement de mon frère, nous évoquâmes la possibilité de me faire rejoindre les rangs des immortels.

A partir de ce moment, l'enseignement d'Antoine se tourna exclusivement vers ma préparation. Il commença par tenter de me décourager en me décrivant les aspects les plus sombres du vampirisme : la solitude, l'adieu au soleil, l'humiliation des premiers temps, quand il faut apprendre à contrôler sa nouvelle force surhumaine… et, bien sûr, la faim et la succession incessante de meurtres. N'allez pas croire que l'existence d'un vampire est faite de voluptés. Bien au contraire, c'est une vie de frustration et de renoncement.

Mais, à défaut d'apprécier la solitude, je pouvais la supporter, et ma passion de la découverte me ferait oublier les quelques désagréments. Quant au fait de tuer, j'avais occis plus d'un malfaiteur dans mes missions et assisté à nombre pendaisons. Comme j'avais depuis longtemps déjà tourné le dos à la religion et cessé de considérer monstrueux le fait de boire du sang, et bien qu'y prendre une jouissance perverse ne m'enchantât guère, je me satisfis d'un serment à moi-même, si je devais devenir un vampire, de ne jamais m'y adonner plus que strictement nécessaire.

Il restait un dernier point dont le vampire entendait s'assurer que j'eusse parfaitement compris les tenants et aboutissants : la transformation en elle-même.

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La Communion ou l'Abandon de soi

Je n'entrerai pas maintenant dans le détail de ce que nous appelons la communion de sang, car je compte la décrire aussi fidèlement que possible au moment de vous relater la mienne. Mais pour que vous compreniez l'avertissement d'Antoine, il me faut vous en révéler le point central, à savoir la fusion temporaire des âmes.

Durant le rituel muant un mortel en vampire, les deux personnalités ne font plus qu'une, les souvenirs se mêlent au point que seule la logique permet de les différencier. Il n'est pas plus envisageable de dissimuler vos pensées les plus profondes que de les cacher à vous-même, un vous-même plus expérimenté et moins porté à l'auto-complaisance. Le vampire peut ne pas s'attarder sur vos défauts par respect pour vous, mais il ne peut les ignorer. Mieux vaut donc se sentir en accord avec soi-même si l'on ne veut pas en ressortir avec un désagréable dégoût de soi.

Je connaissais déjà tout cela ; mon instructeur avait eu l'occasion d'évoquer cette caractéristique de la transformation en réponse à mes innombrables questions. Il me rappela donc avec insistance que devenir vampire exigeait que j'acceptasse de m'unir à lui plus intimement que tout ce que je pouvais concevoir. Etais-je certain de ne rien vouloir lui taire ? Car une fois la communion engagée, il saurait tout de moi, sans exception. Et à l'inverse, étais-je prêt à endosser sa mémoire et ses vices ?

L'étais-je ?… Bien que les années eussent passé depuis ma fascination initiale pour Antoine, je ressentais toujours pour lui une grande affection et une admiration sans bornes. Néanmoins, une certaine forme de pudeur me retenait. Je réfléchis longuement à la question, et me contraignis plusieurs nuits de suite à un exercice de confession à faire pâlir vos psychologues.

Enfin rassuré quant à ma détermination, mon mentor entreprit ensuite de me préparer le plus complètement possible en vue du passage. Alors que plusieurs mois s'étaient déjà écoulés depuis la mort de mon frère, mon entraînement dura encore près d'un an – la patience est la première vertu que doit adopter un vampire.

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Préparation

Durant ces longs mois destinés à s'assurer que je deviendrais un parfait vampire, je me pliai assidûment aux exercices prescrits par mon précepteur. Le plus difficile et frustrant d'entre eux consistait à manipuler des objets d'une fragilité extrême sans les abîmer, des choses aussi absurdes que des vêtements de pétales de fleurs. Combien de fois je m'irritai d'échouer encore et encore et dus repousser un désir rageur de tout envoyer au loin ! Maîtriser mes émotions aussi faisait partie de l'entraînement.

Malgré mes innombrables échecs, je ne me décourageai jamais plus de quelques minutes, même dans la journée en l'absence d'Antoine. Echappant dès que possible à mes obligations familiales, j'appris à contrôler mes gestes, à résister à la tentation, à parler avec un corps étranger dans la bouche, et je m'habituai à l'idée de quitter ma famille à jamais.

Tout était désormais prêt pour ma transformation. Je prétextai un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle et fis mes adieux à mes proches dans une inhabituelle effusion de tendresse. Le vieil érudit comprit-il la vérité ? Plus que certainement. Mais, à ma connaissance, il conserva pour lui ce lourd secret.

Puis je rejoignis Antoine à l'endroit convenu.

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Voyage sans retour

12 octobre 1354, peu après la tombée de la nuit. Je frissonnai en attendant mon mentor au point de rendez-vous que nous nous étions fixé, moins à cause de l'humidité ambiante que de l'anxiété. C'était ma dernière chance de reculer et de rester humain ; ensuite, il serait trop tard pour les regrets. Malgré toute ma préparation, le grand saut m'effrayait… Cependant, la détermination l'emportait, et je ressentais également une certaine excitation à la perspective de l'immortalité. Je ne redoutais pas l'ennui une fois que j'aurais percé tous les secrets de l'univers – dire que je croyais cela possible ! – car j'avais l'intention de quitter alors ce monde, comblé. Peu importait que cela arrivât dans un an ou dans mille.

La vue d'Antoine, qui me surprit là dans mes réflexions, me fit oublier mes dernières réticences. Je sentis les battements de mon cœur redoubler dans ma poitrine – pour la dernière fois, songeai-je. Nul doute que le vampire le perçut également.

« Te sens-tu prêt ? demanda-t-il. Tu peux encore changer d'avis, ou décider d'attendre quelques mois.

– Non ! Je sais ce que je souhaite et ne reviendrai pas sur ma décision. Je suis aussi prêt que je peux l'être, Antoine. Faites de moi votre semblable. »

Il hocha gravement la tête.

« Alors, suis-moi. »

Il me conduisit jusqu'à une cabane perdue dans la forêt. Bien que j'eusse emporté une torche pour éclairer nos pas, j'eusse été incapable de trouver seul mon chemin. Mais je savais que, bientôt, je n'aurais plus à redouter l'obscurité.

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Derniers Préparatifs

Une fois entrés dans ce qui lui servait de refuge, Antoine alluma quelques lampes à huile, me permettant de découvrir l'unique pièce de la construction. Une table, une chaise et un coffre grossiers en constituaient tout le mobilier, à quoi il fallait ajouter une besace bien remplie – seule possession de ce voyageur sans attaches. Je notai l'absence de lit avant de remarquer soudain deux hommes avachis contre un mur, apparemment inconscients. Le vampire, qui les avait endormis grâce à ses pouvoirs d'hypnose, suivit mon regard.

« Tu auras besoin de te nourrir après la communion, expliqua-t-il ; il ajouta pour dissiper mon inquiétude naissante : Allons, tu me connais ! Ces individus sont des scélérats de la pire espèce, je t'en fais le serment. D'ailleurs, tu m'accompagneras ensuite à la cache de leur compères. »

Sa parole suffit à me rassurer et nous revînmes au sujet de mon initiation. Il répéta ce que je savais déjà, guettant à chaque phrase mon assentiment :

« Tu vas devoir boire mon sang pendant que je me délecterai du tien. Nos âmes s'uniront pour une durée hors du temps, une minute ou une heure, personne ne peut le prédire, durant laquelle toute séparation forcée laisserait sur notre raison de terribles séquelles. Mais ne t'inquiète pas, nul ne viendra nous déranger ici. Et quand tu te réveilleras, tu appartiendras au monde des vampires pour toujours. Est-ce que tu as des questions avant de commencer ? »

Je secouai la tête sans un mot. Je flottais dans un état second, ne parvenant pas réellement à concevoir qu'avant la fin de la nuit, je serais devenu… autre. Mon précepteur s'assit sur la chaise, un couteau à la main, et m'invita à le rejoindre. En m'installant à califourchon sur ses genoux, je sentis sa virilité appuyer contre mon aine. Je souris intérieurement à l'idée d'être surpris dans une position aussi tendancieuse avec un autre homme, mais j'eusse été mal inspiré de m'outrager de son désir pour moi. N'allions-nous pas sous peu connaître une intimité rendant dérisoire toute velléité de pudeur entre nous ?

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La Communion de sang

Antoine s'entailla la gorge sans sourciller et me l'offrit. Je restai peut-être une seconde à regarder sourdre son fluide vital d'un noir profond, comme fasciné. Malgré tout ce que je savais sur les vampires, malgré mon souhait d'en devenir un moi-même, j'hésitais à lécher une blessure. Je dus me forcer, avec une vague appréhension, à porter mes lèvres à la plaie et à commencer à téter.

Contre toute attente, le goût de ce sang, doux et à la saveur légèrement épicée, flattait mes papilles de mortel, sans tout de même atteindre des sommets. Alors que je m'étonnais d'y trouver un quelconque attrait, un élancement fugace m'apprit que le vampire venait de percer ma peau de ses dents, suivi aussitôt par une agréable chaleur. Je me sentais bien. Jusqu'à présent, la communion était troublante, mais plutôt plaisante.

Les choses s'enchaînèrent. Dans un vertige, ma vision se dédoubla ; les perceptions de mon mentor déteignirent sur les miennes et les écrasèrent de leur intensité. A l'instant même, une volupté sans pareille me submergea, jouissance absolue qui n'avait rien d'humain. Je m'arquai par réflexe, agrippai furieusement mon partenaire, me pressai contre lui. Seigneur Dieu, ce plaisir ! Quelques caresses suggestives, une attirance érotique de part ou d'autre et j'eusse souillé mes vêtements.

Mais je perdis bientôt conscience de la réalité tangible.

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Plongée dans l'âme d'un vampire

Comment décrire cette expérience mystique qu'est la communion vampirique ? Elle tenait du rêve éveillé peuplé de concepts sans visage – souvenirs, idées, – à la fois insaisissables et pourtant d'une clarté limpide. Le plus proche est peut-être l'état de demi-sommeil qui précède l'endormissement, à la différence que nous pouvions à volonté nous concentrer sur une pensée sans nous éveiller aussitôt et voir le songe se dissiper.

Mais surtout, nous ne faisions plus qu'un. J'étais Fabien de Montargy et j'étais tout autant Antoine Curone, quoiqu'en réalité il n'y eût plus de “je” mais seulement ce “nous” commun animé d'une volonté unique. Mon amour quasi-filial pour lui, et sa tendre bienveillance pour moi nous inondaient de félicité. Nous partagions toujours la jouissance que le sang de mon corps mortel offrait au vampire, mais la sensation était désormais abstraite, détachée de toute matérialité, plaisir immanent imprégnant notre paysage mental, bien accessoire en dépit de sa puissance. Les transports de la chair s'éclipsent face à la joie sans mélange d'une telle union spirituelle.

Au sein de notre conscience commune, la personnalité de mon professeur guida avec beaucoup de pédagogie la mienne dans les méandres de l'immense bibliothèque qu'était sa mémoire, afin de m'en faire revivre les éléments les plus instructifs. Il m'encouragea à garder espoir malgré mes inévitables futurs échecs, me rappelant ce qu'il avait lui-même connu et faisant resurgir les souvenirs de mes réussites passés. Il me prévint contre la tentation de révéler trop tôt aux mortels ma nature, à la lumière des drames qui attristaient si souvent les jeunes années d'un buveur de sang et au vu de mes sentiments pour Eléonor. Il me montra comment utiliser mes nouveaux pouvoirs de mille et une manières. Nous profitâmes aussi beaucoup du simple ravissement que nous procurait notre proximité, baignant dans cette sérénité onirique, loin des vicissitudes de la matière.

Je serais bien incapable de dire combien de temps dura l'enchantement. Quoi qu'il en soit, ma communion restera à jamais gravée dans ma mémoire comme le plus merveilleux de tous les miracles. J'ai connu le bonheur absolu dans cette relation fusionnelle avec un homme que j'admirais et que j'aimais, et jusqu'à ma mort, j'aspirerai à retrouver cette plénitude.

Mais l'expérience ne pouvait se prolonger indéfiniment. Je sentis à contrecœur le rêve refluer alors que je redevenais inexorablement Fabien le jeune aspirant vampire, douloureusement enfermé dans la solitude de son âme. Antoine, Antoine, mon cher maître, ne m'abandonnez pas ! Je m'accrochai comme un naufragé aux derniers lambeaux de la communion mais mes efforts étaient inutiles, je sombrai dans le néant. Puis, lentement, le monde extérieur s'imposa de nouveau à mes sens.

La transformation était achevée. J'étais désormais un vampire.

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Mes premières victimes

Quand je revins à moi, trois faits transpercèrent coup sur coup ma conscience : une douleur d'agonie qui ravageait chaque parcelle de mon corps ; une suite de chocs sourds, lents, réguliers, comme deux bourdons étouffés sonnant mon glas ; et enfin, cette odeur qui me rendait fou. Une terreur irraisonnée s'empara de moi. Je me mourais ! Quelque chose avait mal tourné !

J'essayai à grand peine de reprendre mes esprits et cherchai mon précepteur du regard pour implorer son aide. Celui-ci se tenait bien sûr là, à mes côtés – dans l'instant, je ne réalisai pas qu'il n'était plus assis sous moi sur la chaise, mais s'était levé et m'avait installé à sa place ; après une transformation, le mentor s'éveille toujours avant son disciple. Antoine sourit pour me rassurer :

« Calme-toi, ce n'est que la faim que tu ressens. Elle sera ta compagne désormais, mais tu apprendras à la dompter. Viens, il faut te nourrir. »

A son invitation, je tournai les yeux vers les deux mortels endormis et un désir dément s'embrasa en moi. D'un bond maladroit, je fondis sur le plus proche, l'empoignai et déchirai sa gorge des canines acérées que l'avidité avait fait croître dans ma bouche. J'aspirai goulûment et le plaisir me submergea, similaire à celui qu'Antoine m'avait transmis au début de mon initiation mais amplifié d'autant par le manque…

Et je broyai l'homme entre mes bras dès la première gorgée, incapable de contrôler ma force surhumaine face à une telle volupté. Son sang chaud jaillit autour de moi, sur moi, et affola mes sens plus encore. Eperdu, je lapai à même le sol en tentant de conserver un semblant de dignité, sans succès il faut bien le dire.

Lorsque je ne pus plus recueillir la moindre goutte, je titubai jusqu'à son compagnon.

Je soulevai ma seconde victime et, à nouveau, plongeai mes dents dans sa chair. Cette fois, je la plaquai contre le mur mais parvins à réfréner la tentation de la presser convulsivement contre moi. Oh oui, oui ! Chaque gorgée s'accompagnait de déferlements de jouissance dans tout mon corps. Je croyais avoir atteint le summum de la volupté. Que cela ne s'arrête jamais ! Seigneur, pardonne-moi ! Je brûlais de ce feu délicieux que connaît trop bien tout vampire et que vous ne pouvez concevoir.

Progressivement, je sentis les battements du cœur ralentir, et devinai confusément que l'infortuné arrivait aux portes de la mort. Une part de moi hésitait à le tuer, tandis qu'une autre ne désirait que cela. Je continuai. Le pouls devenait si faible que même en m'interrompant sur-le-champ, l'homme n'eût pas survécu, et puis, alors qu'il rendait son dernier souffle, une explosion de plaisir plus violente encore que le reste me secoua tout entier. Dans un spasme, je refermai mes bras sur le cadavre et l'écrasai contre ma poitrine.

Je le laissai choir après une seconde, la fièvre retombée. Je me sentais misérable de n'avoir su retenir mes gestes à deux reprises. Etais-je donc devenu une bête sauvage uniquement dominée par ses pulsions ? J'avais accepté cette forme de cannibalisme barbare qu'est la vie d'un vampire, certes, mais l'angoisse de risquer tuer contre ma volonté me terrassait soudain. Cependant, mon mentor posait sur moi un regard inexplicablement appréciateur.

« Tu m'impressionnes, Fabien. C'est bien la première fois que je vois un novice arriver à se contrôler dès la deuxième victime. C'était une bonne idée de t'appuyer sur le mur. »

Je redressai la tête. Quel imbécile je faisais ! Je péchais par arrogance de me vouloir plus fort que la faim alors même que je la découvrais juste. Antoine m'avait pourtant assez prévenu. Pour la première fois depuis la communion, le besoin de sang enfin apaisé – partiellement du moins – je pris le temps d'observer le monde d'un œil neuf.

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Un monde de sensations

Comme vous avez pu le constater, le vampirisme est le royaume de l'extrême – de l'osmose entre deux êtres avec la communion de sang, de la souffrance avec la faim, de la tentation avec le désir que nous inspirent les mortels, du plaisir avec le sang et la mort de la victime… Les mots échouent à retranscrire fidèlement ces sensations en-dehors du champ d'expérience humain. De la même manière que vous ne pouvez saisir tout à fait ce que je tente de vous expliquer, les mois d'entraînement préalable qu'Antoine m'avait prescrits n'avaient pu me préparer à ce que vivais à présent. Je me demande si, finalement, ils eurent d'autre utilité que de le convaincre que je réagirais positivement à la transformation.

A leur tour, mes perceptions surpassaient tout ce que j'eusse jamais connu. Je me faisais l'impression d'un aveugle de naissance gagnant soudain la vue : tout était si net, si lumineux. Je découvrais des nuances de textures et de couleurs d'une richesse inouïe ; et tous mes autres sens étaient pareillement amplifiés. J'entendais un millier de bruissements en provenance de la forêt, les craquements des planches et le froissement de nos vêtements à chaque mouvement. Je sentais la moindre fibre de tissu sur ma peau, le rayonnement de chaleur des lampes, le plus infime des courants d'air. Les deux cadavres émettaient déjà une odeur déplaisante, et le sang en train de coaguler par terre et sur moi ne m'attirait plus du tout.

Je clignai des paupières pour chasser les mirages que la flamme des bougies avait fait danser devant mes yeux. La luminosité trop violente me blessait mais heureusement, l'effet ne durait pas. Comme hypnotisé, je m'approchai de la table et caressai le bois du bout des doigts pour en éprouver la réalité. Le meuble était froid et grossier et j'en remarquais les imperfections, mais non, je ne rêvais pas. Submergé par une émotion incontrôlable, je me mis à rire, ou à pleurer, je ne savais trop. Mais mes yeux resteraient à jamais secs, désormais. Le sang est le seul fluide qui habite notre corps.

Quand je finis par me calmer, je vis Antoine qui me regardait avec sa patience coutumière. Il me sembla particulièrement pâle – mais était-ce dû à notre communion ou à ma vue de vampire ? – et je sentais un relent de chairs en décomposition émaner de son corps.

« Viens, dit-il, moi aussi je suis affamé. Mais change d'abord de vêtements et mets ceux-ci à tremper, ou tu n'arriveras jamais à faire partir les taches. »

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Premiers Pas sur la voie du vampirisme

Après avoir subi l'humiliation de me faire dévêtir et revêtir comme un enfant pour m'éviter de déchirer mes effets, j'accompagnai Antoine jusqu'au repaire des complices de mes deux victimes, dont nous emportâmes les corps en vue de les abandonner en chemin aux animaux de la forêt. Le remords passager que j'avais éprouvé en tuant le deuxième homme avait totalement disparu, et c'était même avec une certaine satisfaction que j'anticipais le meurtre des autres coquins. Devenir vampire ne m'avait pas pour autant transformé en un monstre insensible ; simplement, la peine de mort était à l'époque considérée comme un châtiment approprié pour leurs agissements. Nous allions omettre l'étape d'un jugement officiel et ils périraient d'hémorragie plutôt que par pendaison, voilà tout. La population n'en vivrait que mieux, et la morale resterait (presque) sauve.

Sur le trajet, tout m'émerveillait, à commencer par la clarté avec laquelle je distinguais le paysage et les bonds prodigieux que j'étais capable d'effectuer. Je me sentais si léger que je croyais voler, mais ce n'était dû, en réalité, qu'à ma force nouvelle et à notre course plus véloce que le galop d'un cheval. Combien de fois je chutai stupidement, ne parvenant pas à ajuster mes gestes aux capacités de mon corps de vampire ! Mais je riais d'autant plus de ma pitoyable maladresse que la moindre blessure s'effaçait en un instant.

Je repris une contenance sérieuse lorsque nous arrivâmes en vue de notre objectif. Mon mentor m'expliqua que nous allions endormir les brigands grâce à nos talents d'hypnose avant de nous en nourrir, afin de m'entraîner à son usage tout en les empêchant de donner l'alerte. Mais auparavant, il me fit approcher en silence et estimer de l'extérieur le nombre d'individus présents. Cette simple tâche me confronta à des difficultés inattendues : me mouvoir discrètement exigeait une grande concentration, et plus encore extraire les sons pertinents du tintamarre que je percevais désormais.

« Ils sont deux, finis-je par annoncer, me fiant aux murmures que mon ouïe avait pu identifier.

– Trois, corrigea Antoine, mais le troisième doit dormir. Tu devras apprendre à isoler les odeurs et le bruit des respirations. Bon, nous allons entrer et les endormir sans leur laisser le temps de réagir. Tu es prêt ? »

J'acquiesçai. J'allais commettre mes premiers meurtres prémédités en tant que vampire. Les premiers d'une série incommensurable qui ne prendra fin qu'avec ma propre mort.

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L'Esprit et la Chair

Antoine enfonça la porte de la masure puis s'élança à l'intérieur ; l'imitant, je fondis sur le deuxième homme. L'individu eût été trop interloqué pour réagir face à d'autres mortels – contre des vampires, il n'avait aucune chance. Avant même qu'il eût réalisé l'anormalité de l'attaque, je plongeai mon regard dans le sien comme mon professeur me l'avait enseigné. Je perçus une résistance ténue, qui vola aussitôt en éclats, et la puissance de mon agression ravagea son esprit. Je passai la main devant son visage mais c'était inutile, il s'affaissa, les yeux révulsés, mentalement détruit. Ce pouvoir se révélait d'un exercice étonnamment aisé, étonnamment… naturel, tel un simple acte de volition.

Je me retournai vers mon compagnon, qui m'indiqua que le troisième larron s'éveillait juste. Un battement de son cœur et j'étais devant lui, répétant la manœuvre. Cette fois, je frôlai à peine sa psyché, au point que je dus m'y reprendre à deux fois pour lui faire perdre connaissance. Je le reposai sur la couche qu'il n'avait eu le temps de quitter et qui serait son lit de mort.

Un bruit de succion attira mon attention alors que je me réjouissais d'avoir trouvé le bon équilibre d'usage de l'hypnose. Les yeux mi-clos, voûté contre le malandrin qu'il avait endormi, une main sur la nuque et l'autre au niveau des reins, mon mentor tétait voracement sa gorge. Je réalisai que c'était la première fois qu'il se nourrissait en ma présence. Qu'y eût vu un mortel ? Une relation homosexuelle où un pouilleux balafré se pâmait dans les bras d'un albinos ? L'étreinte offrait un étrange mélange de sensualité et de sauvagerie, Antoine trop avide, son partenaire trop flasque.

Et pour moi, jeune vampire incomplètement rassasié, y assister représentait une véritable torture. Je réprimai mon envie de hurler de désir – ou plutôt de me jeter sur le brigand tout proche – et me contraignis à observer. Antoine m'avait regardé faire, après la communion, or il avait été affamé. Je devais pouvoir résister.

Ce n'était qu'une question de volonté.

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Horreur sanglante, Horreur familière

Evidemment, je finis par capituler. La victime d'Antoine n'avait pas succombé que je m'abattais sur la mienne avec un gémissement. Je me délectai du nectar de sa vie, soupçonnant que m'abandonner à mes sensations m'aiderait à résister, les nuits suivantes, à la tentation. En quelque sorte, le prix à payer pour limiter mes meurtres au strict nécessaire et ne jamais attaquer d'innocents. Quoique ce ne fût que ma première nuit en tant que vampire, je réfléchissais déjà aux solutions pour interagir paisiblement avec les mortels – à l'exception de ceux que je condamnerais à mort, naturellement. Protecteur de l'humanité et monstre implacable tout à la fois, telle est mon antinomie.

Je savourai le sang du malandrin le plus lentement possible, en dégustant chaque gorgée. Celui-là aussi, je le broyai contre moi lors de l'apothéose finale, comme bien d'autres encore avant que j'apprisse enfin à contenir ma force même sous le coup d'une émotion extrême. Quand je me redressai, assouvi mais brusquement dégoûté de ce cadavre mutilé dans mes bras, mon précepteur achevait le dernier homme, celui dont mon inhabileté à l'hypnose avait anéanti l'esprit.

Quelques instants plus tard, il laissa choir le corps inerte, essuya ses lèvres maculés de rubis et reporta son attention sur moi. Je compris au mouvement de ses yeux qu'il regardait le mort que j'avais abandonné. Que pensa-t-il en cet instant ? S'était-il attendu à autre chose ? Peut-être constatait-il seulement que je m'étais nourri moi aussi, sans en éprouver d'émotion particulière. Toujours est-il que ce fut pour aborder un autre sujet qu'il s'adressa à moi sur le ton de la conversation, comme si nous ne venions pas juste de dévorer la vie de trois êtres humains :

« Si tu comptes continuer à interagir avec la société humaine, tu voudras sans doute voler tes victimes pour te constituer un pécule. »

Joignant le geste à la parole, il passa la pièce en revue pour s'emparer des maigres richesses des brigands. Je l'imitai, un peu à contrecœur, mais il avait raison. Il me faudrait bien financer d'une manière ou d'une autre l'achat des innombrables manuscrits dont je rêvais ; alors, autant dépouiller des criminels défunts. Dès que nous eûmes terminé notre besogne peut-être plus sinistre encore que la précédente, nous repartîmes.

Sur le pas de la porte, je lançai un dernier regard à l'intérieur et quittai les lieux sans me faire prier. J'avais tout sauf envie de m'attarder dans ce bouge sordide.

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Naissance d'un nouveau jour

L'air frais de l'extérieur et la vue du paysage illuminé par la lune – qui s'était dévoilée entre-temps – m'aidèrent à oblitérer mon malaise. Comprenez que je ne désavouais pas mon choix d'être devenu vampire. Ni alors, ni aujourd'hui, je n'ai regretté ma décision. Mais en ce premier soir, ma raison et ma conscience peinaient à trouver un accord. Nonobstant mes années de fréquentation d'Antoine, je restais un homme du Moyen-Age, pour qui boire du sang humain constituait un péché mortel. Néanmoins, j'éprouvais une joie tout à fait sincère à l'idée de ne plus craindre la vieillesse ni la maladie, et une profonde reconnaissance pour mon mentor de m'avoir accordé l'immortalité. Je supposai qu'avec le temps, je parviendrais à m'accoutumer à mes meurtres pour ne plus y voir, ultimement, que l'indifférente expression de la nécessité. Je me trompais. Tuer n'est jamais devenu anodin.

Sur le chemin, un nouveau phénomène vint me distraire de l'image des trop nombreux cadavres exsangues de la nuit : mes viscères se rappelèrent désagréablement à mon souvenir et je dus m'isoler pour un besoin pressant. Mon corps de vampire s'adaptait à sa nouvelle condition, évacuant les résidus inutiles de la mortalité. A mon retour, mon professeur me prévint que je subirais des coliques pendant quelques jours avant que mes intestins n'atteignissent un repos définitif. Simple désagrément temporaire que j'oublierais vite par la suite, me rassura-t-il – le risque de souffrir d'incontinence pendant la journée, cependant, m'humiliait déjà par avance malgré ses efforts pour en minimiser l'importance.

Le reste de la nuit s'écoula sans plus de surprises. Cette fois, je parvins à mémoriser le chemin conduisant à notre retraite, grâce à tous les détails que me révélait désormais ma vue de vampire et, certes, à un sens de l'observation décent. Nous philosophâmes sur ma transformation et l'avenir qui s'ouvrait à moi, puis commençâmes l'entraînement qui me permettrait, à terme, de maîtriser ma force. Lorsque les toutes premières lueurs de l'aube commencèrent à éclaircir les cieux, mon mentor souligna l'importance vitale d'éviter les rayons du soleil.

Il était temps de me coucher pour mon premier repos de vampire.

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Du vampirisme et de la fierté

Par précaution, je me langeai comme un nourrisson avant de rejoindre Antoine. Nous nous abritâmes dans le coffre qui lui servait de lit, impudemment lovés l'un contre l'autre à cause de l'exiguïté, et plongeâmes dans les ténèbres quand il en referma le battant. Bien que la claustrophobie ne m'eût jamais particulièrement touché, je m'étonnai du profond sentiment de sécurité que me procurait un tel enfermement. Ce n'était pourtant pas un endroit où, mortel, j'eusse apprécié séjourner.

Une durée indéterminée s'écoula, meublée de nos discussions, jusqu'à ce que mon mentor m'avertît de l'aurore. A bien y réfléchir, je percevais effectivement quelque chose… Pas de la fatigue, ni un malaise, mais une certitude que le soleil s'élèverait très bientôt au-dessus de l'horizon – à moins que ce ne fût simplement parce que mon précepteur venait de me le signaler. A tout hasard, je fermai les paupières, attendant que vînt le sommeil.

Je les rouvris presque aussitôt en constatant que mon compagnon de couche remuait dans l'obscurité.

« Que se passe-t-il ? demandai-je.

– Le soleil vient de se coucher. Mais tu vas devoir prendre ton mal en patience encore un moment avant que la lumière redevienne supportable.

– Vous vous moquez ! Je sais bien que nous n'avons pas encore dormi !

– Je t'assure que c'est le soir, soupira-t-il. La journée passe sans que nous nous en rendions compte. »

Des émanations nauséabondes confirmaient qu'il s'était écoulé une durée indéterminée depuis mes derniers souvenirs et que mon corps en avait profité pour se purger. Merveilleux… Je m'apprêtais à ouvrir le coffre quand mon mentor m'arrêta.

« Il fait encore trop clair dehors, insista-t-il, tu ne peux pas sortir.

– Mais j'ai besoin de me laver, gémis-je en protestation. Et cette odeur est pestilentielle !

– Nous n'avons plus besoin de respirer ; fais comme moi, cesse de t'agiter et d'avaler de l'air. »

Parfois, je haïssais le pragmatisme bonhomme d'Antoine.

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L'Heure du départ

Heureusement, la nuit reprit une tournure moins dégradante dès que je pus me laver, et la suite m'épargna d'autres hontes diurnes. Mon mentor et moi vécûmes ensemble une semaine, pendant laquelle il me transmit tout le savoir nécessaire à un jeune vampire : comment s'alimenter sur des mortels pendant leur sommeil sans les blesser, pour le cas où les criminels viendraient à manquer ; comment feindre les petits gestes humains ; comment s'abriter du soleil en l'absence de refuge construit… Elève studieux, je prêtais attention au moindre de ses conseils et m'efforçais de me montrer irréprochable.

Puis vint le moment de notre séparation, car la région ne pouvait supporter longtemps plusieurs buveurs de sang mais je ne me sentais pas encore prêt à entamer un long voyage. A la vérité, je souhaitais surtout veiller sur mes proches, bien que je reconnusse préférable de ne pas les approcher – à tout le moins nourrissais-je la ferme intention de ne jamais leur laisser deviner ce que j'étais devenu.

Nous nous promîmes de nous retrouver tôt ou tard, convînmes d'un signe de reconnaissance à laisser sur nos lieux de passage et échangeâmes nos projets pour les années à venir. Après qu'Antoine eut empaqueté ses quelques possessions, nous nous étreignîmes brièvement. Une vague nostalgie m'assombrit à l'idée de voir s'éloigner cet homme avec qui j'avais partagé tant d'années, mais elle cessa aussi vite que notre embrassade ; mon compagnon, de son côté, abordait nos adieux avec son détachement coutumier.

Il jeta sa besace sur son épaule et quitta la cabane, m'adressant un salut non moins impassible que s'il eût compté revenir au matin, auquel je répondis d'un grand signe de la main. De la porte, je le regardai disparaître dans la forêt. La mélancolie avait cédé la place à l'impatience de pouvoir voler de mes propres ailes, et je réfléchissais déjà à ce que nous pourrions nous dire quand nos chemins se croiseraient à nouveau.

Je ne me doutais pas, alors, que je ne devais jamais le revoir.

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Le Vol du papillon

Après le départ d'Antoine, j'occupai mes nuits en travaillant sans relâche à maîtriser mes gestes, en m'entraînant à passer pour un mortel et, bien évidemment, en recherchant des victimes appropriées. La tâche se révéla plus ardue que je ne l'avais escompté, dans la mesure où boire sur les paysans me révulsait – fût-ce en leur laissant la vie sauve. Je dus néanmoins y recourir plus d'une fois, à mon grand désespoir : bien que la prospérité de la région attirât les brigands de tout poil, leur nombre ne suffisait pas toujours à me sustenter.

A cette époque, je découvris sur les vampires et sur moi-même une vérité que j'eusse préféré toujours ignorer. Je commis ce que l'on ne peut qualifier que de regrettable erreur de jeunesse et qui, aujourd'hui encore, me couvre de honte. Oh, je ne détruisis aucune vie que je n'eusse condamnée en mon âme et conscience. Mais, le soir où je tuai pour la première fois une victime sans l'avoir auparavant endormie, j'appris que nos instincts sont altérés de la terreur des mortels ; j'appris que l'odeur, le goût de la peur nous enivrent au point de pouvoir nous perdre, si nous n'y prenons garde. Une fois la fièvre retombée, je me jurai de ne jamais plus me laisser aller de la sorte… Constater que j'avais déchiré mes vêtements dans ma précipitation acheva de me convaincre. Depuis cette nuit, j'ai perpétré bien des horreurs, massacré, torturé, même. Mais ce serment-là, je ne l'ai jamais rompu.

Ces premiers mois de mon existence de vampire, je les passai dans une solitude presque totale. Au fil des semaines, comme je gagnai en assurance et, de ce fait, pus trouver le loisir de me pencher sur ma situation, je me mis à regretter la compagnie de ceux qui m'étaient chers. La belle Eléonor, notamment, envahissait chaque nuit un peu plus ma conscience. Je croyais l'apercevoir derrière chaque maison, peignais son visage dans chaque nuage, cherchais le souvenir de ses yeux dans les flammes des bougies. Dans la retraite de ma cabane, je m'imaginais caressant de mon regard le moindre détail de son corps et m'imprégnant de l'odeur chaude de sa peau. Oh, combien souvent je rêvai des étreintes les plus impudiques ! L'inactivité et la réclusion laissaient la voie libre à mes fantasmes pour s'enfler jusqu'à l'obsession.

Je résolus de l'épier de loin, profitant de l'acuité que le vampirisme conférait à ma vue ; à la seconde même où mes yeux se posèrent sur elle, sa beauté me frappa plus vivement que jamais auparavant et volatilisa toute hésitation. J'étais ensorcelé. A compter de cet instant, il ne s'écoula plus une nuit sans que je partisse guetter l'apparition de celle qui faisait chavirer mon cœur. Avec le temps, je m'enhardis, allant jusqu'à m'introduire dans le château où, célibataire, elle vivait encore avec sa famille, afin de mieux la contempler dans son sommeil.

Un soir, l'inévitable finit par se produire : Eléonor me vit.

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L'Appel de la lumière

Je me pétrifiai sous le regard de ma bien-aimée, tout à la fois rongé d'appréhension et ivre du désir de lui parler. J'eusse pu disparaître aussi furtivement qu'un rêve, ou même la plonger dans une inconscience qu'elle eût certainement oubliée au matin. Au lieu de cela, je restai stupidement immobile.

« Fabien de Montargy ? » interrogea-t-elle, une moue de concentration plissant son beau visage tandis qu'elle cherchait à percer la pénombre où je m'abritais.

Mais c'était moins mon identité qu'elle questionnait que ma nature. Mes mois d'entraînement ne suffisaient pas à doter mon regard et mes gestes d'une illusion de naturel.

Elle se leva et s'approcha d'une démarche légère, silhouette gracile sous sa chemise, la cascade acajou de ses cheveux flottant sur ses épaules. Je déglutis et esquissai un mouvement de recul. Ses yeux, rivés sur mon visage, me brûlaient. Quand je tentai d'implorer son pardon pour mon audace impardonnable, seules quelques syllabes indistinctes parvinrent à franchir mes lèvres. Eléonor m'observait toujours. Je réalisai avec stupéfaction qu'elle ne manifestait ni crainte ni courroux – seulement cette perplexité glacée que je ne savais interpréter. Elle me toucha la joue mais retira prestement la main, surprise, supposai-je, de la froideur de ma chair. Nous nous fixâmes pendant plusieurs secondes sans ciller ni l'un, ni l'autre.

« Etes-vous venu me chercher ? »

Je ne compris pas le sens de sa question mais trouvai au moins la présence d'esprit de me laisser choir à genoux. Je recouvrai l'usage de la parole :

« Dame Eléonor, je vous conjure de croire que nulle intention néfaste ne m'anime. Vous avez de longue date ravi mon cœur, et je languis loin de vous. Je désirais juste si ardemment de vous voir… Abattez sur moi le châtiment qu'il vous siéra.

– Relevez-vous, m'enjoignit-elle. Je requiers vos explications plus que vos suppliques. Etes-vous un esprit, un démon ? »

J'obtempérai et, fuyant son regard, lui narrai ma longue quête, ma rencontre avec Antoine et ma transformation.

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Douce chaleur…

Eléonor accorda à mes explications la plus grande attention, ne m'interrompant que pour éclaircir quelque détail. Pouvoir enfin m'entretenir avec quelqu'un, et de surcroît, la femme que j'aimais plus que tout au monde, me dotait d'une volubilité inhabituelle. Hormis un tressaillement quand j'explicitai ma nature de vampire, ma belle reçut mon récit avec détachement, même lorsque j'avouai d'une voix rauque subsister dorénavant du sang des mortels. J'omis toutefois de mentionner mes activités des dernières semaines. J'ignore quelle eût été sa réaction en apprenant que je l'avais épiée des nuits durant et avais tant rêvé de son corps ; sans doute l'eût-elle accepté avec la même impassibilité que tout le reste.

« Ils vous croient trépassé, annonça-elle alors que le silence retombait. Ils ont fait donner une grande messe pour le repos de votre âme. »

Je hochai la tête sans mot dire. Je m'y étais attendu.

« Ç'aura donc été vous, reprit-t-elle, et une fois de plus, la signification de sa remarque m'échappa. Ainsi, vous m'aimez ?

– Belle Eléonor, répondis-je avec chaleur, je suis à jamais votre humble serviteur. Commandez-moi et j'obéirai. Pour vous, je combattrais des dragons, je peindrais d'or le pays, je cueillerais la lune pour vous l'offrir. Las, reconnus-je après un instant, même un vampire ne saute pas assez haut. »

Pour la première fois, elle sourit, et son sourire illumina mon âme.

« Je ne vous en demande pas tant. Mais j'aimerais voir de mes yeux ces fabuleuses capacités dont vous vous targuez. »

Alors qu'en réponse à sa requête, je l'entraînais vers l'extérieur, elle protesta :

« Tout doux, vampire écervelé ! Entendez-vous donc me jeter quasi nue dans la nuit glacée ? Vos exploits attendront bien que je me vêtisse. »

Je reconnus piteusement avoir oublié que les mortels redoutent la morsure du froid et réfrénai mon enthousiasme. L'accomplissement d'un rêve de plusieurs années souffrirait bien un peu de patience !

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Le Phalène et le Flambeau

Nous sortîmes sous les nuages, que le bonheur parait à mes yeux d'une douceur cotonneuse. J'aimais la brume qui nous enveloppait, j'aimais les vestiges flamboyants de l'automne, j'aimais les effluves des étables charriées par la brise, et plus que tout, j'aimais Eléonor. Les yeux de ma mie brillaient dans la pénombre, joyaux étincelants dans leur écrin de cils. Elle réclama de voir ma vitesse, et je lui fis traverser les champs plus vite que le vent ; elle voulut constater ma force, et je soulevai pour elle troncs d'arbre et rochers. Son rire cristallin résonnait entre les collines et je louai le Ciel que nulle âme aventureuse ne rôdât à cette heure. Je flottais dans une mer de béatitude que rien ne pouvait assécher. Enfin, nous retournâmes à sa chambre et conversâmes jusqu'à ce que l'approche de l'aube me chassât.

Cinq nuits durant, nous nous retrouvâmes en secret, tantôt dans les ténèbres complices du jardin, tantôt dans le confort de ses appartements. Je ne l'abandonnais à contrecœur que pour mieux la retrouver le soir venu. Au cœur de la nuit, toutefois, je m'éclipsais afin de la laisser prendre un peu de repos – et de satisfaire à mes sinistres besoins. Par prudence, je me nourrissais plus que nécessaire : le parfum de la peau de mon aimée m'enivrait trop pour ignorer mon angoisse d'y céder. Je vous ai déjà dit que la simple proximité d'un mortel éveille en nous le désir de son sang ; mais quand s'y ajoute une attirance plus érotique, la tentation devient intolérable pour un jeune vampire. Cependant, ma volonté tint bon.

En ce soir du 12 novembre 1355, Eléonor accueillit ma venue assise sur son lit. Bien qu'elle fût habillée, ses cheveux dénoués caressaient ses épaules comme une invitation. Je m'installai à ses côté, plus troublé que je ne voulais bien le laisser paraître, mais alors que je tentais de badiner pour me distraire de mes désirs, elle s'approcha, si près que je sentais son souffle réchauffer mon visage. Sa peau exhalait un arôme capiteux.

« Qu'attendez-vous, mon bel amant ? » murmura-t-elle.

Comme je demeurais pétrifié, elle s'approcha encore et posa ses lèvres sur les miennes pour le plus délicieux des baisers.

Je m'abandonnai dans ses bras.

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La Belle et le Vampire

Je n'avais pas touché une femme depuis des années et tout vampire que je fusse, je me trouvai gauche comme un adolescent guidé par une partenaire experte. Les caresses de ma belle m'enflammaient au-delà de toute raison. Alors que sa peau nue se pressait contre la mienne, je ne savais plus si je devais rire, pleurer… ou m'enfuir. Eléonor m'allongea pour m'embrasser ; sa bouche descendit sur mon torse, mordilla mon téton, poursuivit le long de mon ventre et engloutit mon intimité. J'étais troublé de ne pas ressentir la satisfaction attendue, plus transporté par les frôlements de ses cheveux que par le ballet de sa langue.

Je l'attirai précautionneusement à moi et en retour, explorai ses courbes de mes mains et de mes lèvres, à l'affût de ses gémissements, savourant ses frissons. Son cœur battait à tout rompre. Comme elle fleurait bon ! La sentant s'ouvrir, je remontai pour me glisser dans la fournaise entre ses cuisses. Nos corps s'entremêlèrent en une étreinte ardente. Le désir m'obnubilait. Son souffle m'enveloppait dans un tourbillon de démence. Ivre d'elle, je baisais son cou sans pouvoir m'en détacher. L'artère pulsait comme si le sang voulait en jaillir, m'appelait, m'envoûtait. Je cédai.

Eléonor cria lorsque mes dents percèrent sa peau, mais bientôt, ses déhanchements redoublèrent d'ardeur. Ses ongles lacéraient mon dos, creusant des sillons aussi délicieusement brûlants que fugaces – tandis que, dans un sursaut de conscience, je m'étais pétrifié pour ne pas la briser dans ma fougue, ma compagne s'activait pour deux. La moiteur de son ventre me réchauffait autant que les lentes gorgées du nectar de sa vie. La sueur se mêlait au sang sur ma langue. Ses halètements s'accéléraient.

Le plaisir explosa dans ses entrailles, remonta jusqu'à sa gorge, ruissela dans ma bouche et se répandit en moi, moins intense que d'autres expériences plus sinistres, peut-être, mais ô combien plus exquis. Puis la passion reflua pour céder la place au remords. Une fois encore, je haïssais la faiblesse qui m'avait mu malgré moi. J'avais mordu la femme que j'aimais sans son consentement. J'avais bu son sang ! Je me préparai à recevoir horions, invectives, imprécations. Rien ne vint.

Auréolée de ses cheveux sur les coussins, à peine plus pâle que de coutume, la belle Eléonor me regardait sans que je parvinsse à déceler la moindre trace de courroux. A l'issue d'une éternité de silence – Seigneur, comme j'eusse voulu pouvoir déchiffrer ces yeux à l'expression impénétrable ! Que n'avions-nous le don de lire les pensées des mortels ? – elle ouvrit la bouche pour prendre la parole.

Ce qu'elle dit me glaça plus que ce que je redoutais tant.

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Le Chant des sirènes

« Fabien, faites de moi votre semblable. »

Je me persuadai d'avoir mal entendu.

« Vous en avez le pouvoir, n'est-ce pas ? reprit-elle de sa voix de miel, promenant la main sur mon torse. Oh, beau vampire, ne désirez-vous pas cette communion dont vous m'avez tant vanté les délices ? »

Je songeai dans un recoin de mon esprit qu'elle semblait plus à l'aise que moi avec ma nouvelle nature, et redoutai de la fasciner à mon insu. Je protestai :

« Je ne puis commettre une telle perfidie ! Eléonor, vous ne réalisez pas : ce serait vous jeter dans la nuit éternelle, vous condamner à la pire vilenie. Nous buvons le sang des mortels ! »

Comme elle se pressait contre mon sein, je me réjouis de résister sans trop de peine à la tentation de la mordre à nouveau.

« Fabien, je réalise parfaitement mais ne souhaite rien d'autre que de vous rejoindre. Votre mentor a-t-il manifesté tant de mauvaise grâce ? Ne vous montrez pas cruel au point de me dénier, à moi, ce qui vous a été accordé. »

Je sentais fondre ma résolution sous ses chatteries ; en désespoir de cause, je tentai une autre échappatoire.

« Je ne saurais vous transformer à votre tour sans une préparation longue et rigoureuse, semblable à celle qu'Antoine exigea de moi. Vous devrez exercer votre esprit à affronter l'inconcevable.

– Fabien ! Vous êtes bien prompt à oublier que je ne partage pas votre immortalité. Je serai vieille femme avant que vous ne vous décidiez. »

Elle me tourna le dos. La voir s'écarter me mettait au supplice, et encore davantage le soupir qui s'ensuivit :

« Sans doute, en vérité, ne m'aimez-vous pas tant que vous le prétendez. »

Pour grossier que fût le piège, je ne pouvais y résister.

« Vous êtes injuste ! Eléonor, ma mie, unir nos âmes est mon rêve le plus cher, vous le refuser la plus terrible torture. Soit, je… Je resterai à vos côtés pour vous assister dans le chaos de la vie de vampire, quand la désespérance menacera de vous emporter. Mais j'ai besoin de quelques temps, afin d'aller quérir… des victimes… » achevai-je difficilement, ne pouvant me résoudre à l'imaginer s'en rassasier.

Elle m'accorda une nuit. Des heures durant, je priai Dieu que la lumière du jour et une nuitée en mon absence la ramenassent à plus de raison. Mais les prières d'un vampire n'obtinrent pas l'audience céleste.

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Etreinte funeste

Je ne réalisais pas l'ampleur de l'erreur que je m'apprêtais à commettre.

Le deuxième soir après notre union, je conduisis ma bien-aimée à la cabane où je vivais toujours. J'y avais endormi quatre mortels, de sinistres individus dont j'avais depuis quelques semaines déjà arrêté la mort, mais que j'avais laissé échapper jusqu'alors. Eléonor les regarda à peine, préférant m'envelopper de câlineries lascives.

Je tentai, en vain, de la détourner de sa requête. Rien n'y fit. Sa détermination croissante se nourrissait de l'effritement des vestiges de la mienne, et, tandis qu'elle naviguait d'encouragements en promesses, je me noyais dans ses yeux. Au fond de mon cœur, en dépit de tous les avertissements de ma raison, sa demande m'emplissait d'un tel bonheur que je ne pouvais envisager d'avenir autre que serein. Et, bien entendu, il y avait l'attrait de la communion elle-même, l'acte d'amour le plus pur que je pusse concevoir – du moins, si l'on en oubliait les conséquences.

Nous nous unîmes charnellement à la manière des mortels avant d'échanger les sangs. Cette fois, je parvins à retenir mes appétits jusqu'à ce que ma belle, elle-même, m'invitât à m'y abandonner ; je ne bus toutefois que deux ou trois gorgées, de peur que la faiblesse ne fît peser sur notre communion quelque danger. J'attendis que son cœur se calmât avant d'entailler ma gorge et de la laisser y porter les lèvres, puis je repris ma lente aspiration de sa vie. Sentir Eléonor s'embraser derechef de partager ma délectation me ravit au plus haut point, mais bientôt, le monde extérieur s'estompa.

Ma communion avec Antoine m'avait ébloui de félicité. Avec Eléonor, je découvris l'Enfer.

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Plongée en Enfer

Là où j'attendais un merveilleux partage, une tourmente dilacéra mon âme. Je me déchirai sur les fragments insensés de l'esprit de ma compagne. Le chaos ravagea ma conscience. Et les lambeaux de “Fabien” reconnurent – trop tard, bien trop tard – leur effroyable erreur.

Eléonor la belle, Eléonor la démente, Eléonor la diabolique. Sa haine, sa malveillance m'anéantissaient tandis qu'elle exultait. Je réalisai avec horreur que je n'avais été pour elle qu'un outil qui lui offrait son pouvoir de destruction. Bientôt, elle assouvirait de sa vengeance sur ses proches, sur l'humanité, sur le monde, sur Dieu et sur Satan. Tant de haine était insoutenable !

Les vestiges de Fabien s'accrochèrent au souvenir de la pondération d'Antoine, cherchèrent à retrouver leur sérénité, voulurent, comme si cela avait eu un sens, garder leur disciple des écueils du vampirisme. Peine perdue : le maelström pulvérisa cette pitoyable tentative avec ce qui subsistait de ma personne.

Des fragments de souvenirs d'Eléonor éclataient en nous, de plus en plus nombreux, de plus en plus rapides. Des images incompréhensibles, inacceptables. Derrière sa façade de respectabilité, la famille de la Fontaine aux Lys s'adonnait aux pratiques les plus viles. Je ne sais s'ils avaient conclu un pacte avec le Démon par le passé ou s'ils aspiraient à en conclure un ; probablement les deux. Sorcellerie, sévices, chacun tour à tour victime et bourreau.

Et Eléonor, l'esprit brisé, avait rêvé sa vengeance aveugle. Elle avait attendu longtemps, continué à subir et à torturer, jusqu'à ce soir où elle m'avait aperçu, et vu que je n'étais plus humain. S'assujettir celui qui était déjà conquis n'avait présenté aucune difficulté. Elle avait gagné. Elle était l'Elue.

Après une éternité de ce cauchemar, je me réveillai enfin, et, hébété, ouvris les yeux sur cette femme que j'avais cru aimer et dont je venais d'exaucer le vœu le plus abominable.

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Le Fardeau de la responsabilité

Eléonor ignorait pour ainsi dire tout sur les vampires. En particulier, qu'un mentor s'éveille toujours avant son disciple. J'eusse pu la couvrir de nos habits et y porter le feu. J'eusse pu lui trancher la gorge, quoique j'eusse dû m'y reprendre à plusieurs fois par manque de matériel adéquat. J'eusse même pu confectionner un pieu de bois en un instant et lui en transpercer le cœur.

J'eusse pu, si seulement je n'avais pas été un imbécile trop pétri de suffisance pour affronter sa propre faiblesse. Tandis que mon regard sondait le visage de la belle inconsciente, en quête d'un miracle – s'arrêtant sur la bouche entrouverte enténébrée de mon sang ; suivant au coin de l'œil une cicatrice discrète, que le vampirisme n'avait pas encore effacée et qui prenait désormais une signification terrible, – mon esprit niait l'évidence. Je refusais d'admettre la démence totale, irrémédiable, d'Eléonor. Contre toute raison, car la communion m'imposait une certitude sans appel, je voulais qu'il subsistât un espoir de l'arracher à son passé, et dans mon orgueil, je me rêvais, moi, capable de la sauver.

Combien de temps restai-je ainsi paralysé ? J'en oubliais même la faim, ou plutôt devrais-je dire que les tourments de mon âme étouffaient ceux de mon corps. Mais comme se prolongeait cette contemplation à laquelle rien ne semblait devoir m'arracher, un frémissement annonça le réveil d'Eléonor. L'épouvante remplaça subitement l'hébétude en moi ; non content d'avoir engendré un monstre, j'ajoutai la veulerie à la bêtise et m'enfuis par les bois. Alors, dans la solitude de la nuit, je recouvrai peu à peu mes esprits – et avec eux, la torture du manque.

Il me fallait du sang, beaucoup, ainsi que des vêtements. Je recherchai le premier hameau, m'introduisis dans une chaumière et en mordis les habitants avec délices, l'un après l'autre. Dans mon éréthisme, je peinai à m'arrêter, abandonnant trois d'entre eux à la limite de l'épuisement (mais quelle importance, en vérité : Eléonor les massacra avant le lendemain). Rassasié mais accablé d'avoir cédé à mes plus vils instincts, je dérobai quelques effets, puis quittai les lieux pour aller me terrer en forêt.

Je me blottis à l'abri du soleil et laissai libre cours à mon désespoir.

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La Loi des conséquences

Je quittai ma cache deux nuits plus tard. Une vision d'apocalypse m'attendait : des taudis aux manoirs, des étables aux villages, la région n'était que ruines sanglantes et corps démembrés. J'arpentai les chemins familiers en quête d'un signe de vie, lentement d'abord, puis de plus en plus vite, appelant, vociférant, maudissant, adjurant – mais seul le silence me répondait. Nulle trace d'Eléonor. Les heures se succédèrent avant que je ne me résolusse à me rendre là où j'aurais dû commencer.

Le château de la Fontaine aux Lys puait la mort : ils avaient payé les premiers le prix de leur folie. Rongé d'angoisse, je retournai ensuite chez les miens. L'odeur de sang frais et les râles m'indiquèrent que je touchais au but ; pour le meilleur ou pour le pire, je me précipitai à l'intérieur. Oh, odieux tableau qu'un carnage dans la demeure qui vous a vu grandir ! Le nombre des victimes m'apprit que serfs et vilains des alentours avaient cherché protection auprès de mon père. Les malheureux ! En se rassemblant ainsi, ils avaient épargné à leur bourreau l'effort de les pourchasser.

Les minutes suivantes se fondent dans ma mémoire en une brume confuse. Je parcourus les pièces en titubant, chaque membre de ma famille dont je découvrais les restes brisant un peu plus ma raison. L'état de choc dura jusqu'à ce que je visse le vieux clerc qui m'avait instruit, l'érudit qui, le premier, m'avait dévoilé l'existence des vampires. A l'agonie, mais toujours vivant, il me fixait avec une lucidité qui me dévorait.

Je me jetai à ses côtés, plein de la volonté farouche et absurde de le sauver par le seul pouvoir de mes remords. Tandis que je perdais de précieuses secondes à implorer un miracle, il tenta de parler. Las ! Sa gorge arrachée émit un gargouillement incompréhensible en dépit de mon ouïe de vampire. Sans me quitter du regard, il ouvrit la bouche derechef – effort inutile, qui ne servit qu'à hâter son trépas. Je crois que je hurlai lorsqu'il expira dans mes bras. Je sais en tout cas que jamais je n'oublierai l'accusation de ses yeux.

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Châtiment

Hébété, chancelant, je me redressai pour reprendre mon chemin. Je trouvai Eléonor peu après : elle m'attendait en riant, baignée du sang de mes frères, me défiant de l'arrêter. Le vampirisme dotait la belle d'une perfection physique qui rendait d'autant plus hideuse la démence de ses traits. Pour la première fois, je la vis telle qu'elle était en réalité. Mais je ne pouvais encore l'accepter.

« Eléonor, suppliai-je, pour l'amour du Ciel, cessez cette abomination ! »

Elle rit de plus belle. Me reconnaissait-elle seulement ? Puis elle me chassa d'un geste dédaigneux, comme on congédie un domestique ou un enfant.

« Laissez-moi, vous me fatiguez. Vous m'avez été fort utile, aussi vous épargnerai-je. Mais disparaissez de ma vue avant que je ne vous confonde avec… eux. »

Je frémis. Dans l'océan d'horreur commençaient à poindre des îlots de détermination.

« Non ! Vos méfaits s'arrêtent ici. Je suis venu vous arrêter !

– Vous ? se gaussa-t-elle. Regardez-vous, pitoyable vermisseau, aussi faible qu'un humain ! Suffit, déguerpissez. »

Au lieu d'obtempérer, je m'emparai de l'épée d'un mourant.

« Eléonor, pour la dernière fois ! »

Elle se remit à rire pour toute réponse. Je fermai les yeux un instant. Puisant dans ma culpabilité la force d'agir enfin, brûlant mes dernières réticences au souvenir des corps meurtris de mes parents, je m'élançai, l'arme en main.

J'avais reçu l'éducation d'un chevalier. Je m'étais acharné des mois durant à dompter mes capacités de vampire. Bien qu'elle fût dotée des mêmes pouvoirs que moi, Eléonor ne put esquisser un geste pour éviter la lame qui lui trancha la gorge. Sa tête roula à plusieurs mètres. La noirceur de son essence vitale se mêla à l'écarlate de celle de ses victimes.

Hagard, je laissai glisser l'épée au sol et chus à genoux, regardant se décomposer à vue d'œil le corps de ma bien-aimée. Les minutes s'égrenèrent tandis que je récitais des prières sans trop savoir ni à qui, ni pour qui. Je me relevai enfin.

« Seigneur, lançai-je au plafond ensanglanté, je jure que je ne laisserai jamais plus mes sentiments personnels détruire ce à quoi je tiens ! »

Une fois de plus, j'allai chercher refuge dans la forêt, où j'attendis que le froid jour d'automne, indifférent aux souffrances humaines, me plongeât dans l'inconscience.

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L'Œil de Caïn

En dépit de tous mes espoirs, nulle justice divine ne vint mettre fin à mon tourment au cours de la journée. Dès que la lumière eut suffisamment décliné pour me permettre de sortir, je filai droit devant moi jusqu'à trouver enfin signe de vie. Des éclats de voix me parvenaient d'une ferme, mais le voile qui s'était abattu sur mon esprit me rendaient étrangers les mots qui atteignaient mes oreilles. Rapide comme un vampire, je poursuivis mon chemin, fis halte dans un village endormi afin de me nourrir, et me remis en route vers ma destination inconnue. A l'aurore, je m'abritai en forêt, et le crépuscule revenu, je repartis.

Nuit après nuit, je marchai ainsi au gré de mes pas, tentative absurde de fuir des remords qui s'accrochaient à moi comme une ombre. Toute pensée consciente m'abandonna bientôt au profit d'une morne routine : avancer, ne m'arrêter que pour m'alimenter, me protéger du soleil au matin, et recommencer le lendemain. Les saisons succédèrent aux saisons, les années aux années, les décennies aux décennies. J'avalais les lieues, sillonnant l'Europe mais, pour autant que je sache, ne la quittant pas. Sous mes yeux aveugles, la société se métamorphosait dans les prémices de la Renaissance, tandis que moi, abruti de chagrin et de culpabilité, j'errais tel un fantôme, dépourvu de but, sans plus d'intelligence qu'un animal.

J'aimerais insister sur un point. Jamais, même en ces heures les plus noires de toute mon existence, je n'oubliai mon vœu d'épargner les innocents. L'honnêteté m'oblige toutefois à reconnaître que je considérais les mendiants comme des victimes acceptables. A ma décharge, l'époque voulait que les simples voleurs, auxquels ils étaient généralement assimilés, fussent pendus, et je ne m'étais pas encore détaché des mœurs de mon temps. Mais si ma raison m'avait quitté, ma morale, elle, subsista toujours.

Sans le hasard qui m'en détourna, j'eusse pu poursuivre cette existence jusqu'à la mort.

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L'Emergence des chasseurs de vampires

Le ciel était clair, mais le sol gorgé de pluie en cette nuit de février 1432 par laquelle la fortune me tira de ma torpeur mentale. Près de quatre-vingts ans s'étaient écoulés depuis le massacre, et je devais avoir triste allure avec mes haillons raides de boue et ma pilosité hirsute. En vérité, je devais plus ressembler à un esprit des forêts qu'à un être humain. Qui sait, peut-être suis-je la source de quelque légende locale.

Ce fut l'odeur âcre de la suie qui attira mon attention, puis je remarquai le halo des flammes au-dessus des cimes. Une clameur me parvenait par intermittence, à la limite de l'audition. Soupçonnant un incendie mais intrigué par un bruit que je ne parvenais à identifier, je m'approchai.

Alors que j'avançais sur la route menant à un village en feu, trois silhouettes surgirent des ténèbres devant moi.

« N'y va pas, l'ami ! s'exclama un homme. C'est la mort qui t'attend là-bas ! »

Je les identifiai aussitôt comme mes semblables. Trois vampires inconnus, deux hommes et une femme, bientôt rejoints par une poignée de mortels. Je dus m'y reprendre à deux fois pour coasser quelques mots :

« Qui êtes-vous ? Que se passe-t-il ? »

Ma voix paraissait étrangère à mes propres oreilles et me brûlait la gorge.

« Nous sommes les soldats du Commandeur, répondit la femme. Nous avions fait halte dans ce village quand les chiens de Dieu nous ont attaqués ! »

Je n'y comprenais rien, et ce n'était pas dû à l'évolution de la langue car je l'avais apprise des mortels écoutés de loin durant mon errance.

« De quoi parlez-vous ?

– De ces maudits Inquisiteurs ! » cracha mon interlocutrice.

Je secouai la tête, perplexe.

« Ne sais-tu donc pas ? demanda le premier homme à avoir parlé. D'où viens-tu ? Des Inquisiteurs renégats et leurs exécutants nous pourchassent dans tout le pays depuis qu'ils ont découvert notre existence. Ils sont sans maître, car l'Eglise comme le roi ont le regard tourné ailleurs, mais rien ne les arrête !

– Ils ont attaqué durant le jour le village où nous nous abritions, poursuivit la femme. Heureusement, les villageois se sont défendus plus vaillamment qu'ils ne s'y attendaient, ce qui a permis à quelques-uns d'entre nous de s'enfuir à la nuit tombée. Mais ils tiennent encore le Commandeur et deux des nôtres, et la plupart des humains. Ils vont tous les exécuter en représailles. Nous devons fuir le plus loin possible avant le lever du soleil. »

Une chape de glace descendit sur moi.

« Vous ne pouvez partir maintenant ; il faut les sauver !

– Qu'est-ce que tu crois, pauvre fou, nous avons déjà essayé ! C'est impossible ; ils sont trop nombreux, trop bien armés, ils ont entouré le village de brasiers et leur tintamarre infernal nous vrille la cervelle.

– Fort bien, dis-je. J'irai seul. »

J'ignorai le flot de protestations et d'avertissements qui s'ensuivit. Pour la première fois depuis trop longtemps, ma voie me semblait claire : j'allais pouvoir laver mon péché dans mon sang.

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Echec et Mat

Après m'être bouché les oreilles et enduit de boue, je contournai le village pour évaluer la situation. Malgré mes protections, des grincements stridents me déchiraient les tympans ; plus je restais à proximité, et plus une angoisse sourde m'oppressait. Peu m'importait. L'appel de la rédemption me plongeait dans une transe qui me détachait de mes sensations.

Je constatai que l'ennemi avait dressé de grands feux dans chaque trouée, m'empêchant de voir au-delà, et avait enflammé plusieurs bâtiments. J'envisageai un temps de chercher un seau et de l'eau afin de m'ouvrir un passage, mais une autre idée me vint : puisque notre adversaire se trouvait toujours à l'intérieur, l'incendie ne pouvait qu'être limité à la périphérie du village…

Les oreilles en sang et l'esprit à la dérive, je m'élançai au-dessus du brasier vers une mort certaine. Je traversai sans les sentir les nuées ardentes avant qu'un mur de pierre ne stoppât violemment ma course, m'envoyant bouler dans les flammes ; je me relevai trop vite pour leur laisser prise et repartis aussitôt, encore étourdi de ma chute. Un épieu de bois me transperçait le flanc. Je l'arrachai distraitement.

Les soldats patrouillaient le village, nourrissaient les foyers, actionnaient des roues de métal, sonnaient d'immenses bourdons et surveillaient les prisonniers : tourbillon vengeur, je les massacrai jusqu'au dernier. Lorsqu'enfin je fis face à l'Inquisiteur, devant un bûcher partiellement consumé, je l'éventrai à mains nues.

Epuisé, moralement à défaut de physiquement, je m'affaissai sous le regard stupéfait de ceux à qui je venais de sauver la vie.

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A la croisée des chemins

Etranger à moi-même, je vis des mortels retirer mes guenilles ensanglantées, me laver, me couper les ongles et les cheveux, me vêtir d'un habit de fête et me raser. Au-dehors, après avoir maîtrisé l'incendie, mes semblables expliquaient la situation – avec quelques entorses à la vérité.

La femme rencontrée plus tôt entra, suivie d'un vampire inconnu, et tous deux s'inclinèrent devant moi. Sur un signe de tête, les mortels nous laissèrent.

« Nous vous devons gratitude éternelle, dit mon interlocutrice. Lemaillard était le plus dangereux de ceux qui nous traquent. Je vous demande pardon de vous avoir mal jugé ; je ne croyais pas la victoire possible, je pensais… je pensais que vous courriez vers votre trépas. »

Je ris doucement et soupirai, si bas qu'elle ne dut pas entendre :

« Eh bien, nous étions deux. Qu'importe, répondis-je à voix haute, puisque vous et les villageois êtes saufs désormais.

– Hélas ! Le Commandeur n'a pas survécu. Même délivrés de Lemaillard, comment allons-nous résister aux autres Inquisiteurs ?

– Je vous ai vu vous battre, intervint l'homme ; votre talent surpasse celui même du Commandeur. »

Comme je haussais un sourcil, surpris que massacrer des mortels impuissants démontrât une quelconque compétence, il ajouta :

« Nous serions très honorés que vous acceptiez de vous joindre à nous. »

J'hésitai, mais qu'avais-je à perdre ? Sans doute lutter à leurs côtés m'offrirait-il d'autres occasions de me racheter par une mort honorable, puisque j'avais perdu la première.

« C'est volontiers que j'embrasserai votre cause. Ces suppôts du Démon qui se disent hommes de Dieu méritent les pires châtiments.

– Je me réjouis de vous compter parmi nous, sourit-il. Au fait, quel est votre nom ? Je ne crois pas l'avoir entendu. »

Je me figeai.

« F… François… D… Dumont. » bredouillai-je.

Fabien de Montargy était mort. Je ne devais le ressusciter que des siècles plus tard, sous l'emprise d'une faiblesse inattendue.

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Le Commandeur

Le temps est venu, je pense, d'aborder l'organisation politique des vampires d'Europe. Cette parenthèse confirmera assurément la véracité de mes dires au lecteur averti.

Le pouvoir vampirique se résume en un seul groupe – le Commandeur, sa poignée d'Emissaires et leurs hommes, – qui commença à connaître une certaine célébrité durant la Renaissance et dont l'influence en Europe ne fit que croître dès lors. Pendant plusieurs siècles, un unique vampire portait le titre de Commandeur, quoique depuis quelques années, ils soient trois, assistés de deux Emissaires. J'en parlerai néanmoins au singulier pour diverses raisons.

“Je sais et j'agis”, telle est la devise du Commandeur. Ses armoiries sont plus connues que son nom : une figure d'argent sur fond noir et des roses rouges sur fond d'or. La figure a longtemps été le chêne ; l'actuel triumvirat emploie respectivement la balance, la main armée et l'olivier. Le visage du Commandeur, quant à lui, relève de l'inconnu.

La seule évocation du Commandeur inspire l'effroi tant aux chasseurs qu'à mes semblables. Personne ne sait qui il est réellement ni quelles sont ses motivations – les seuls à survivre à une rencontre rapprochée sont ses serviteurs, qui lui obéissent aveuglément. Nul ne songerait à pénétrer dans son quartier général sans en avoir reçu l'invitation, bien que nombre des miens en connaissent l'emplacement, au moins de manière approximative.

Le Commandeur anéantit ceux qui osent se dresser devant lui. On murmure que sa cruauté n'a d'égal que sa ruse, et on ne lui connaît aucune attache affective, ni dans le monde mortel, ni parmi les vampires. En vérité, aucun sentiment humain ne semble jamais l'animer. Il ignore la morale quand il s'agit d'atteindre ses objectifs : la destruction, le meurtre gratuit, la torture font partie de ses armes.

Cependant, il ne se manifeste que très épisodiquement. Il peut s'écouler des décennies entre deux interventions du Commandeur ; la plupart du temps, ses activités ne laissent aucune trace. Il n'édicte pas de lois à proprement parler et, de fait, ne dirige pas la vie quotidienne des vampires – mais malheur à celui qui se mettrait en tête d'orienter l'Histoire humaine. A l'échelle de la société, les mondes mortel et vampirique se doivent de rester strictement disjoints.

Enfin, on le dit immortel, non pas juste comme un vampire, qui ne craint ni la vieillesse ni la maladie et peut soigner ses blessures grâce au pouvoir du sang, mais réellement invincible. Est-il seulement un vampire ? Certains vont jusqu'à se demander à voix basse s'il ne serait pas le Malin en personne, ou, peut-être, le tout premier des nôtres.

La vérité est, vous le verrez, sensiblement différente.

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Mortels et Chasseurs, Vampires et Commandeur

Levons dès maintenant un coin du voile. Cet être énigmatique est une fonction avant que d'être un individu ; si mentionner son titre suffit à éveiller une crainte unanime, peu se sont penchés sur ses motivations et ses buts. Derrière l'aura de mystère et de terreur dont il s'entoure, il serait pourtant possible, à force de recoupements, de tracer de lui un tout autre portrait.

Etonnamment pour quelqu'un d'aussi sinistre réputation, le Commandeur ne cherche à régenter ni le monde mortel, ni le monde vampirique. A y regarder de plus près – mais qui y songerait tant il effraie ? – les récits de ses forfaits tiennent de la rumeur plus que de la certitude. Les uns datent de plusieurs générations, les autres se transmettent de bouche à oreille sans que l'on puisse remonter à la source ; et ses seuls agissements attestés pâlissent devant les horreurs hélas banales en temps de guerre.

En réalité, c'est la ruse, plus que la cruauté, qui ressort de ses actes. Il use de la terreur comme d'une arme dissuasive l'autorisant à épargner ses ennemis. Il détourne les chasseurs de leurs cibles, les lance sur de fausses pistes ou leur livre les plus abjects des nôtres. Il s'entoure de vampires ambitieux pour mieux les contrôler.

Car le véritable rôle du Commandeur consiste à protéger l'équilibre entre vampires et mortels. Que cet équilibre soit sur le point d'être rompu, et seulement là, il intervient directement. La majeure partie de son action se joue dans l'ombre, collection de cabales et autres manigances destinées à éliminer la menace sans éliminer ses auteurs. Comble d'ironie, tandis que les chasseurs s'efforcent de nous exterminer, l'ignoble Commandeur œuvre à protéger leurs vies.

N'allez cependant pas croire à de la complaisance. Sa magnanimité émane d'une éthique qui le poussera aussi, si la situation l'exige, à prendre des mesures qui feraient frémir le plus endurci d'entre vous.

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Laura@Espezon.org

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Dernière modification: 29 février 2020.